Essais Livre troisième

En démarrant cette lecture des Essais, je ne pensais pas arriver au bout aussi rapidement (après un arrêt page 64 durant des années...), et encore moins en tirer trois billets. Et j'avoue que j'en ai laissé de côté, tellement il y a matière!
Existe en français moderne

Voilà que mes recherches sur internet pour trouver une couverture m'amènent au texte du livre III, et pourquoi ne pas copier coller la portion du chapitre IX, De la vanité, p 404, que je voulais citer? (j'en ai même failli écrire 'voulois'). Paresse, paresse, mais ce texte est parfait!

"Cette farcisseure est un peu hors de mon theme. Je m’esgare, mais plustot par licence que par mesgarde. Mes fantasies se suyvent, mais par fois c’est de loing, et se regardent, mais d’une veue oblique. J’ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon mi party d’une fantastique bigarrure, le devant à l’amour, tout le bas à la rhetorique. Ils ne creignent point ces muances, et ont une merveilleuse grace à se laisser ainsi rouler au vent, ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas tousjours la matiere ; souvent ils la denotent seulement par quelque marque, comme ces autres tiltres : l’Andrie, l’Eunuche, ou ces autres noms : Sylla, Cicero, Torquatus. J’ayme l’alleure poetique, à sauts et à gambades. C’est une art, comme dict Platon, legere, volage, demoniacle. Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son theme, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout estouffé en matiere estrangere : voyez ses alleures au Daemon de Socrates. O Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lors que plus elle retire au nonchalant et fortuite. C’est l’indiligent lecteur qui pert mon subject, non pas moy ; il s’en trouvera tousjours en un coing quelque mot qui ne laisse pas d’estre bastant, quoy qu’il soit serré. Je vois au change, indiscrettement et tumultuairement. Mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesmes. (...) Puisque je ne puis arrester l’attention du lecteur par le pois, manco male s’il advient que je l’arreste par mon embrouilleure.--Voire, mais il se repentira par apres de s’y estre amusé.--C’est mon, mais il s’y sera tousjours amusé. Et puis il est des humeurs comme cela, à qui l’intelligence porte desdain, qui m’en estimeront mieux de ce qu’ils ne sçauront ce que je dis : ils conclurront la profondeur de mon sens par l’obscurité, laquelle, à parler en bon escient, je hay bien fort, et l’eviterois si je me sçavois eviter. Aristote se vante en quelque lieu de l’affecter ; vitieuse affectation. Par ce que la coupure si frequente des chapitres, de quoy j’usoy au commencement, m’a semblé rompre l’attention avant qu’elle soit née, et la dissoudre, dedeignant s’y coucher pour si peu et se recueillir, je me suis mis à les faire plus longs, qui requierent de la proposition et du loisir assigné. "

Me voilà bien. Rien que ce chapitre De la vanité mériterait un billet. D'ailleurs il existe en mini livre à la bibli, donc, cher lecteur, si tu es encore là, peut-être commenceras-tu par cette lecture, de laquelle j'ai sorti bien des amusements. Montaigne lui-même s'amuse; oui la majorité du contenu des chapitres n'a plus grand chose à voir avec son titre, oui je les ai allongés, ces chapitres, oui, j'embrouille mon lecteur.

Et alors? Et je suis ravie d'être tombée sur cet A sauts et à gambades (n'est-ce pas, Dominique?)

Allez, encore, pour la route : ce chapitre parle aussi des raisons pour lesquelles Montaigne aime à voyager, avec ce délicieux "je peregrine très saoul de nos façons, non pour cercher des Gascons en Sicile (j'en ay assez laissé au logis)"

Chapitre 1, De l'utile et de l'honneste
"Je parle au papier comme je parle au premier que je rencontre"

Nos paroles, justement
"Je ne dis rien à l'un que je ne puisse dire à l'autre, à son heure, l'accent seulement un peu changé; et ne rapporte que les choses ou indifferentes ou cogneuës, ou qui servent en commun. (...) Ce qui a esté fié à mon silence, je le cele religieusement, mais je pres à celer le moins que je puis" (p 197 198)

Chapitre 2, Du repentir
"le langage latin m'est comme naturel, je l'entens mieux que le françois, mais il  y a quarante ans que je ne m'en suis du tout poinct servi à parler, ny à escrire; si est-ceque à des extremes et soudaines esmotions où je suis tombé deux ou trois fois en ma vie,et l'une, voyent mon pere tout sain se renverser sur moy, pasmé, j'ay toujours eslancé du fond des entrailles les premieres paroles Latines; nature se sourdant et s'exprimant à force, à l'encontre d'un long usage."
Magnifique et bien vu, non?

Chapitre 3 : De trois commerces. Où l'on a la description de sa librairie. (p 233) N'est-ce pas, claudialucia?

Chapitre 5 Sur des vers de Virgile
Ben on va dire sexe, cocuage et jalousie? p 275
"Le caractère de la cornardise est indelebile"

Chapitre 6 : Des coches
Cela parle-t-il des coches? Ceux qui ont suivi devinent que oui, un peu, mais ensuite sans trop crier gare, voilà Montaigne parlant d'un autre monde venant d'être découvert.p 316 Et puisqu'on l'ignorait jusqu'ici, qui sait si c'est le dernier? Le voilà qui admire et défend ces royaumes du Mexique et du Pérou, et pense pis que mal des conquérants européens.

Chapitre 10 : De mesnager sa volonté
Où Montaigne se voit offrir la mairie de Bordeaux, charge qu'il n'avait pas demandée, mais il sera réélu, et donnera satisfaction. Il se sentait pourtant "sans memoire, sans vigilance, sans experience, et sans vigueur; sans hayne aussi, sans ambition, sans avarice et sans violence." Il n'a pas cherché à tout bousculer, préférant le calme aux tempêtes. Cela lui a réussi.

"Le Maire et Montaigne ont tousjours esté deux, d’une separation bien claire."
"Quand ma volonté me donne à un party, ce n'est pas d'une si violente obligation que mon entendement s'en infecte.(...) Mon interest ne m'a fait mesconnoistre ny les qualitez louables en nos adversaires, ny celles qui sont reprochables en ceux que j'ay suivy.(...) Un bon ouvrage ne perd pas ses graces pour plaider contre ma cause." Etc. p 421.
Quelle belle feuille de route, encore pour aujourd'hui!

Oh mais oui! Le lendemain du 9 décembre 1582 fut le 20 décembre 1582 (bulle du pape, décision suivie par Henri III). Montaigne a vécu cela ("l'eclipsement nouveau des dix jours du Pape m'ont prins si bas que je ne m'en puis bonnement accoustrer"° p 419

"De toutes choses les naissances sont foibles et tendres. Pourtant faut-il avoir les yeux ouverts aux commencements; car comme lors en sa petitesse on n'en descouvre pas le dangier, quand il est accreu on n'en descouvre plus le remede."

Chapitre 11 Des boyteux (qui contiendra peu de boiteux, forcément )
"Il y a deux ou trois ans qu'on acoursit l'an de dix jours en France"

"Si j'eusse eu à dresser des enfans, je leur eusse tant mis à la bouche cette façon de respondre enquesteuse, non resolutive : 'Qu'est-ce à dire? Je ne l'entens pas. Il pourroit estre. Est-il vray?' (...) Qui veut guerir de l'ignorance, il faut la confesser." p 439

Chapitre 13 : De l'experience, à mon sens celui qui m'a éblouie, qui m'a le plus parlé, et qui se lit extrêmement facilement, ou alors cela signifiait que j'étais rodée? Celui dont je recommande la lecture, celui que je relirai volontiers. D'ailleurs je dois avouer que le livre trois des essais est mon préféré.

On le sait, Montaigne souffrait de la maladie de la pierre, ou de la gravelle, je crois des calculs rénaux, et ouille ouille ouille quand on est en crise, à l'époque pas de traitements fiables.

"Si votre medecin ne trouve bon que vous dormez, que vous usez de vin ou de telle viande, ne vous chaille: je vous en trouveray un autre qui ne sera pas de son avis."

Montaigne a choisi de laisser faire la nature, de leur 'donner passage'.
"Mais un tel en mourut. - Si fairés vous, sinon de ce mal là, d'un autre. Et combien n'ont pas laissé d'en mourir, ayant trois medecins à leur cul?"

Bref, il est ainsi venu à bout de diverses maladies. "On les conjure mieux par courtoisie que par braverie."
"La goutte, la gravelle, l'indigestion sont symptomes des longues années, comme des longs voyages la chaleur, les pluyes et les vents."

Puis suit un long passage où Montaigne (quand on connaît la médecine de son temps, on ne peut lui donner tort)(de nos jours on a des remèdes!) accepte sa maladie avec philosophie. Mais attention, ne pas me faire dire ce que je n'ai pas dit, c'est Montaigne, homme de son temps, ayant jusque là bien vécu et atteignant un bel âge pour son époque. j'ai bien aimé comment Montaigne, dans sa maladie et ses crises, ne perd pas l'occasion de réfléchir et de tirer des leçons pour lui-même. Le voici devenu à fond le sujet de son livre, et il demeure cohérent avec lui-même.

Long passage...
"Il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut eviter. Nostre vie est composée, comme l’armonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, douz et aspres, aigus et plats, mols et graves. Le musicien qui n’en aymeroit que les uns, que voudroit il dire ? Il faut qu’il s’en sçache servir en commun et les mesler. Et nous aussi les biens et les maux, qui sont consubstantiels à nostre vie. Nostre estre ne peut sans ce meslange, et y est l’une bande non moins necessaire que l’autre. D’essayer à regimber contre la necessité naturelle, c’est representer la folie de Ctesiphon, qui entreprenoit de faire à coups de pied avec sa mule. Je consulte peu des alterations que je sens, car ces gens icy sont avantageux quand ils vous tiennent à leur misericorde : ils vous gourmandent les oreilles de leurs prognostiques ; et, me surprenant autre fois affoibly du mal, m’ont injurieusement traicté de leurs dogmes et troigne magistrale, me menassant tantost de grandes douleurs, tantost de mort prochaine. Je n’en estois abbatu ny deslogé de ma place, mais j’en estois heurté et poussé ; si mon jugement n’en est ny changé ny troublé, au moins il en estoit empesché ; c’est tousjours agitation et combat. Or je trete mon imagination le plus doucement que je puis et la deschargerois, si je pouvois, de toute peine et contestation. Il la faut secourir et flatter, et piper qui peut. Mon esprit est propre à ce service : il n’a point faute d’apparences par tout ; s’il persuadoit comme il presche, il me secourroit heureusement. Vous en plaict-il un exemple ? Il dict que c’est pour mon mieux que j’ay la gravele ; que les bastimens de mon aage ont naturellement à souffrir quelque goutiere (il est temps qu’ils commencent à se lacher et desmentir ; c’est une commune necessité, et n’eust on pas faict pour moy un nouveau miracle ? je paye par là le loyer deu à la vieillesse, et ne sçaurois en avoir meilleur compte) ; que la compaignie me doibt consoler, estant tombé en l’accident le plus ordinaire des hommes de mon temps (j’en vois par tout d’affligez de mesme nature de mal, et m’en est la societé honorable, d’autant qu’il se prend plus volontiers aux grands : son essence a de la noblesse et de la dignité) ; que des hommes qui en sont frapez, il en est peu de quittes à meilleure raison : et si, il leur couste la peine d’un facheux regime et la prise ennuieuse et quotidienne des drogues medicinales, là où je doy purement à ma bonne fortune : car quelques bouillons communs de l’eringium et herbe du turc, que deux ou trois fois j’ay avalé en faveur des dames, qui, plus gratieusement que mon mal n’est aigre, m’en offroyent la moitié du leur, m’ont semblé également faciles à prendre et inutiles en operation. Ils ont à payer mille veux à Esculape, et autant d’escus à leur medecin, de la profluvion de sable aysée et abondante que je reçoy souvent par le benefice de nature. La decence mesme de ma contenance en compagnie ordinaire n’en est pas troublée, et porte mon eau dix heures et aussi longtemps qu’un autre. La crainte de ce mal, faict-il, t’effraioit autresfois, quand il t’estoit incogneu : les cris et le desespoir de ceux qui l’aigrissent par leur impatience t’en engendroient l’horreur. C’est un mal qui te bat les membres par lesquels tu as le plus failly ; tu és homme de conscience.
Quae venit indignè paena, dolenda venit.
Regarde ce chastiement ; il est bien doux au pris d’autres, et d’une faveur paternelle. Regarde sa tardiveté : il n’incommode et occupe que la saison de ta vie qui, ainsi comme ainsin, est mes-huy perdue et sterile, ayant faict place à la licence et plaisirs de ta jeunesse, comme par composition. La crainte et pitié que le peuple a de ce mal te sert de matiere de gloire ; qualité, de laquelle si tu as le jugement purgé et en as guery ton discours, tes amys pourtant en recognoissent encore quelque teinture en ta complexion. Il y a plaisir à ouyr dire de soy : Voylà bien de la force, voylà bien de la patience. On te voit suer d’ahan, pallir, rougir, trembler, vomir jusques au sang, souffrir des contractions et convulsions estranges, degouter par foys de grosses larmes des yeux, rendre les urines espesses, noires, et effroyables, ou les avoir arrestées par quelque pierre espineuse et herissée qui te pouinct et escorche cruellement le col de la verge, entretenant cependant les assistans d’une contenance commune, bouffonnant à pauses avec tes gens, tenant ta partie en un discours tendu, excusant de parolle ta douleur et rabatant de ta souffrance. Te souvient il de ces gens du temps passé, qui recerchoyent les maux avec si grand faim, pour tenir leur vertu en haleine et en exercice ? Mets le cas que nature te porte et te pousse à cette glorieuse escole, en laquelle tu ne fusses jamais entré de ton gré. Si tu me dis que c’est un mal dangereux et mortel, quels autres ne le sont ? Car c’est une piperie medecinale d’en excepter aucuns, qu’ils disent n’aller point de droict fil à la mort. Qu’importe, s’ils y vont par accident, et s’ils glissent et gauchissent ayséement vers la voye qui nous y meine ? Mais tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant. La mort te tue bien sans le secours de la maladie. Et à d’aucuns les maladies ont esloigné la mort, qui ont plus vescu de ce qu’il leur sembloit s’en aller mourants. Joint qu’il est, comme des playes, aussi des maladies medecinales et salutaires. La cholique est souvent non moins vivace que vous ; il se voit des hommes ausquels elle a continué depuis leur enfance jusques à leur extreme vieillesse, et, s’ils ne luy eussent failly de compaignie, elle estoit pour les assister plus outre ; vous la tuez plus souvent qu’elle ne vous tue, et quand elle te presenteroit l’image de la mort voisine, seroit ce pas un bon office à un homme de tel aage de le ramener aux cogitations de sa fin ? Et qui pis est, tu n’as plus pour qui guerir. Ainsi comme ainsin, au premier jour la commune necessité t’appelle. Considere combien artificielement et doucement elle te desgouste de la vie et desprend du monde : non te forçant d’une subjection tyrannique, comme tant d’autres maux que tu vois aux vieillarts, qui les tiennent continuellement entravez et sans relache de foyblesses et douleurs, mais par advertissemens et instructions reprises à intervalles, entremeslant des longues pauses de repos, comme pour te donner moyen de mediter et repeter sa leçon à ton ayse ; pour te donner moyen de juger sainement et prendre party en homme de cœur, elle te presente l’estat de ta condition entiere, et en bien et en mal, et en mesme jour une vie tres-alegre tantost, tantost insupportable. Si tu n’accoles la mort, au moins tu luy touches en paume une fois le moys. Par où tu as de plus à esperer qu’elle t’attrappera un jour sans menace, et que, estant si souvent conduit jusques au port, te fiant d’estre encore aux termes accoustumez, on t’aura et ta fiance passé l’eau un matin inopinément. On n’a point à se plaindre des maladies qui partagent loyallement le temps avec la santé. Je suis obligé à la fortune de quoy elle m’assaut si souvent de mesme sorte d’armes : elle m’y façonne et m’y dresse par usage, m’y durcit et habitue ; je sçay à peu pres mes-huy en quoi j’en doibts estre quitte. A faute de memoire naturelle j’en forge de papier, et comme quelque nouveau symptome survient à mon mal, je l’escris. D’où il advient qu’à cette heure, estant quasi passé par toute sorte d’exemples, si quelque estonnement me menace, feuilletant ces petits brevets descousus comme des feuilles Sybillines, je ne faux plus de trouver où me consoler de quelque prognostique favorable en mon experience passée. Me sert aussi l’accoustumance à mieux esperer pour l’advenir ; car, la conduicte de ce vuidange ayant continué si long temps, il est à croire que nature ne changera point ce trein et n’en adviendra autre pire accident que celuy que je sens. En outre, la condition de cette maladie n’est point mal advenante à ma complexion prompte et soudaine. Quand elle m’assaut mollement elle me faict peur, car c’est pour long temps. Mais naturellement elle a des excez vigoreux et gaillarts ; elle me secoue à outrance pour un jour ou deux. Mes reins ont duré un aage sans alteration ; il y en a tantost un autre qu’ils ont changé d’estat. Les maux ont leur periode comme les biens ; à l’avanture est cet accident à sa fin. L’aage affoiblit la chaleur de mon estomac ; sa digestion en estant moins parfaicte, il renvoye cette matiere crue à mes reins. Pourquoy ne pourra estre, à certaine revolution, affoiblie pareillement la chaleur de mes reins, si qu’ils ne puissent plus petrifier mon flegme, et nature s’acheminer à prendre quelque autre voye de purgation ? Les ans m’ont evidemment faict tarir aucuns reumes. Pourquoy non ces excremens, qui fournissent de matiere à la grave. Mais est-il rien doux au pris de cette soudaine mutation, quand d’une douleur extreme je viens, par le vuidange de ma pierre, à recouvrer comme d’un esclair la belle lumiere de la santé, si libre et si pleine, comme il advient en nos soudaines et plus aspres choliques ? Y a il rien en cette douleur soufferte qu’on puisse contrepoiser au plaisir d’un si prompt amandement ? De combien la santé me semble plus belle apres la maladie, si voisine et si contigue que je les puis recognoistre en presence l’une de l’autre en leur plus haut appareil, où elles se mettent à l’envy, comme pour se faire teste et contrecarre’Tout ainsi que les Stoyciens disent que les vices sont utilement introduicts pour donner pris et faire espaule à la vertu, nous pouvons dire, avec meilleure raison et conjecture moins hardie, que nature nous a presté la douleur pour l’honneur et service de la volupté et indolence. Lors que Socrates, apres qu’on l’eust deschargé de ses fers, sentit la friandise de cette demangeson que leur pesanteur avoit causé en ses jambes, il se resjouyt à considerer l’estroitte alliance de la douleur à la volupté, comme elles sont associées d’une liaison necessaire, si qu’à tours elles se suyvent et s’entr’engendrent ; et s’escrioit au bon Esope qu’il deut avoir pris de cette consideration un corps propre à une belle fable. Le pis que je voye aux autres maladies, c’est qu’elles ne sont pas si griefves en leur effect comme elles sont en leur yssue : on est un an à se ravoir, tousjours plein de foiblesse et de crainte ; il y a tant de hazard et tant de degrez à se reconduire à sauveté que ce n’est jamais faict ; avant qu’on vous aye deffublé d’un couvrechef et puis d’une calote, avant qu’on vous aye rendu l’usage de l’air, et du vin, et de vostre femme, et des melons, c’est grand cas si vous n’estes reçheu en quelque nouvelle misere. Cette-cy a ce privilege qu’elle s’emporte tout net, là où les autres laissent tousjours quelque impression et alteration qui rend le corps susceptible de nouveau mal, et se prestent la main les uns aux autres. Ceux là sont excusables qui se contentent de leur possession sur nous, sans l’estendre et sans introduire leur sequele ; mais courtois et gratieux sont ceux de qui le passage nous apporte quelque utile consequence. Depuis ma cholique, je me trouve deschargé d’autres accidens, plus ce me semble que je n’estois auparavant, et n’ay point eu de fievre depuis. J’argumente que les vomissemens extremes et frequens que je souffre me purgent, et d’autre costé mes degoustemens et les jeunes estranges que je passe digerent mes humeurs peccantes, et nature vuide en ces pierres ce qu’elle a de superflu et nuysible. Qu’on ne me die point que c’est une medecine trop cher vendue ; car quoy, tant de puans breuvages, cauteres, incisions, suées, sedons, dietes, et tant de formes de guarir qui nous apportent souvent la mort pour ne pouvoir soustenir leur violence et importunité ? Par ainsi, quand je suis atteint, je le prens à medecine : quand je suis exempt, je le prens à constante et entiere delivrance. Voicy encore une faveur de mon mal, particuliere : c’est qu’à peu prez il faict son jeu à part et me laisse faire le mien, ou il ne tient qu’à faute de courage ; en sa plus grande esmotion, je l’ay tenu dix heures à cheval. Souffrez seulement, vous n’avez que faire d’autre regime ; jouez, disnez, courez, faictes cecy et faites encore cela, si vous pouvez ; vostre desbauche y servira plus qu’elle n’y nuira. Dictes en autant à un verolé, à un gouteux, à un hernieux. Les autres maladies ont des obligations plus universelles, geinent bien autrement nos actions, troublent tout nostre ordre et engagent à leur consideration tout l’estat de la vie. Cette-cy ne faict que pinser la peau ; elle vous laisse l’entendement et la volonté en vostre disposition, et la langue, et les pieds, et les mains ; elle vous esveille plustost qu’elle ne vous assopit. L’ame est frapée de l’ardeur d’une fievre, et atterrée d’epilepsie, et disloquée par une aspre micraine, et en fin estonnée par toutes les maladies qui blessent la masse et les plus nobles parties. Icy, on ne l’ataque point. S’il luy va mal, à sa coulpe ; elle se trahit elle mesme, s’abandonne et se desmonte. Il n’y a que les fols qui se laissent persuader que ce corps dur et massif qui se cuyt en nos roignons se puisse dissoudre par breuvages ; parquoy, dépuis qu’il est esbranlé, il n’est que de luy donner passage ; aussi bien le prendra il. Je remarque encore cette particuliere commodité que c’est un mal auquel nous avons peu à diviner. Nous sommes dispensez du trouble auquel les autres maus nous jettent par incertitude de leurs causes et conditions et progrez, trouble infiniement penible. Nous n’avons que faire de consultations et interpretations doctorales : les sens nous montrent que c’est, et où c’est. Par tels argumens, et forts et foibles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, j’essaye d’endormir et amuser mon imagination, et gresser ses playes. Si elles s’empirent demain, demain nous y pourvoyerons d’autres eschapatoires. Qu’il soit vray ! . Voicy depuis, de nouveau, que les plus legers mouvements espreignent le pur sang de mes reins. Quoy, pour cela je ne laisse de me mouvoir comme devant et picquer apres mes chiens d’une juvenile ardeur, et insolente. Et trouve que j’ay grand raison d’un si important accident, qui ne me couste qu’une sourde poisanteur et alteration en cette partie. C’est quelque grosse pierre qui foule et consomme la substance de mes roignons, et ma vie que je vuide peu à peu, non sans quelque naturelle douceur, comme un excrement hormais superflu et empeschant. Or sens je quelque chose qui crosle ? Ne vous attendez pas que j’aille m’amusant à recognoistre mon pous et mes urines pour y prendre quelque prevoyance ennuyeuse ; je seray assez à temps à sentir le mal, sans l’alonger par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre desjà de ce qu’il craint. Joint que la dubitation et ignorance de ceux qui se meslent d’expliquer les ressorts de Nature, et ses internes progrez, et tant de faux prognostiques de leur art, nous doit faire cognoistre qu’ell’a ses moyens infiniment incognuz. Il y a grande incertitude, varieté et obscurité de ce qu’elle nous promet ou menace. Sauf la vieillesse, qui est un signe indubitable de l’approche de la mort, de tous les autres accidents je voy peu de signes de l’advenir sur quoy nous ayons à fonder nostre divination. Je ne me juge que par vray sentiment, non par discours. A quoy faire, puisque je n’y veux apporter que l’attente et la patience ? Voulez vous sçavoir combien je gaigne à cela ? Regardez ceux qui font autrement et qui dependent de tant de diverses persuasions et conseils : combien souvent l’imagination les presse sans le corps’J'ay maintesfois prins plaisir, estant en seurté et delivre de ces accidens dangereux, de les communiquer aux medecins comme naissans lors en moy. Je souffrois l’arrest de leurs horribles conclusions bien à mon aise, et en demeurois de tant plus obligé à Dieu de sa grace et mieux instruict de la vanité de cet art. "

Et voilà, je recommande de commencer par le livre III, et de ne pas s'affoler.

Parfait pour le  nouveau challenge de Philippe

Commentaires

  1. Ouf...! Ne m'en voulez pas, je reviens lire la totalité un peu plus tard, je ne m'affole pas.
    En homme sage – peut-être à l'instar de Montaigne – je commencerai donc par le livre III, si je me décide. J'en ai déjà parlé avec Dominique, je préfère les ouvrages commentaires que les essais proprement dits, mais vos billets sont très utiles. Merci en tout cas.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Désolée, j'ai un peu chargé la mule! ^_^ En fait ce billet est aussi pour moi, pour souvenir.
      Mais vous devez vous douter que j'ai déjà un ouvrage commentaire sur mes étagères, à lire. Et j'ai lu Un été avec Montaigne bien avant.
      N'hésitez pas à vous lancer, c'est abordable.

      Supprimer
    2. Je comprends très bien les longs billets que l'on fait pour soi, je le fais souvent, c'est très utile lorsqu'on retrouve le sujet bien plus tard, on a un "dossier".

      Supprimer
    3. Bien sûr cela ne vaut la peine qu'avec des auteurs 'qui le méritent'.

      Supprimer
  2. Ouch ! j'ai cru que tu allais nous recopier le livre tout entier. Finalement, ça se lit assez bien l'ancien français. Il suffit d'être attentif et concentré.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu vois que ça se lit! Surtout sur papier et non écran. ^_^
      En fait j'ai trouvé une version sur internet, et j'ai eu le copié collé un peu rapide, je n'ai pas vraiment eu à taper les passages.

      Supprimer
  3. Mazette, tu me tenterais presque ! J'adore les passages (que j'ai beaucoup survolés tout de même parce que la concentration n'est pas au rendez-vous mais les quelques phrases aperçues me plaisent bien). Un jour peut-être, lors d'un délire "le classique ou pavé de l'année", façon G&P, Dumas & co.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Restons bien concentrés sur Guerre et Paix. ^_^
      Ceci étant, je sais que ces Essais devraient te plaire, et en français bien charnu et pas guindé du tout.

      Supprimer
  4. Super ! J'ai compté 5 "è" dans le titre ! Merci pour cette nouvelle participation à mon challenge. Bon congé demain.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Heu je ne pensais pas en avoir tant! ^_^ Bon 1er mai à toi aussi.

      Supprimer
  5. C'est vraiment le livre des essais que je préfère, j'aime beaucoup des Trois commerces bien sur et sur les vers de Virgile mais par dessus tout le dernier chapitre qui dit tout du dernier Montaigne
    j'ai longtemps lu les Essais en pillotant de ci de là, et puis un jour je me suis décidée à lire le tout dans le bon ordre ce qui ne dit pas tout de l'évolution de Montaigne parce que ses allongeailles ont déjà fait leur oeuvre et modifiées la coloration des chapitres les plus anciens
    Aujourd'hui je lis des essais sur les essais pour approfondir tel ou tel partie et mieux connaitre l'homme et l'oeuvre qui comme il le dit est malgré tout très ondoyant et pas facile du tout à cerner
    C'est souvent l'été que je me replonge dans Montaigne le matin tôt c'est une bonne façon de commencer la journée

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je sens qu'on est du même avis, si un jour je relis, ce sera le 3 (déjà lu en 2003 en fait). Oui, je savais, pour les suppléments , cela explique le côté un peu de ci de là dans certains chapitres?
      J'ai déjà un 'Montaigne par lui-même' à lire (un jour) sans parler des trésors de la bibli...

      Supprimer
  6. je dois partir pour une quinzaine de jours et j'ai à peine le temps de lire ton billet je vais le garder pour mon retour et le savourer lentement. Je fais comme toi pour mes citations, plus j'en mats plus j'ai aimé ma lecture, je les mets surtout pour moi pour m'aider à me souvenir. Mais je le redis la langue du XVI° rend Montaigne difficile d'accès, pour moi.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Existe en français courant, je le redis! Même si on rate un peu la saveur (tout à fait accessible)
      Bonnes vacances (et t'inquiète, je donne de moins en moins de billets... ^_^)

      Supprimer
  7. je cherche désespérément des photos que tu as fait il me semble lors d'un voyage en afrique du sud
    merci de me dire si je me trompe ou de me donner le lien merci par avance

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pour l'Afrique du sud proprement dite : http://enlisantenvoyageant.blogspot.fr/2017/11/afrique-australe-2-un-peu-de-ville-un.html
      Pour l'Afrique australe : https://enlisantenvoyageant.blogspot.fr/search/label/voyage%20en%20Afrique%20australe
      J'ai aussi répondu sur ton blog.

      Supprimer
  8. Je ne m'affole jamais… Tout va bien donc. Plus sérieusement, je vais lire ses essais un jour, c'est certain... (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Un jour, oui... Mieux vaut démarrer petit à petit, pas vouloir tout engloutir d'un coup.
      Donc te revoilou! ^_^

      Supprimer
  9. Bonjour keisha, heureusement que les essais existent en français moderne car j'avoue humblement que je ne comprends pas tout. Mais, c'est vrai que c'est le genre d'oeuvre à lire avant de mourir. Bonne journée.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Figure toi que je ne comprends pas tout non plus ^_^. J'espère que tu le liras bien avant les derniers jours!

      Supprimer
  10. j'aimerais suivre ta recommandation et pourtant, un petit quelque chose me retient, je crois que je n'ai pas ton courage :))

    RépondreSupprimer
  11. Je relirai Montaigne quand j'aurais terminé de relire Camus, je pense à l'automne.
    Merci pour votre article, fort intéressant.
    Bon dimanche.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'avoue n'avoir pas lu Camus! Puisque ce sera une relecture, prenez plaisir à repartir avec Montaigne.

      Supprimer
  12. J'ai lu la moitié des essais III ( pas dans l'ordre, je n'ai aps lu les plus longs comme le XIII, le IX etc...) Mais j'ai beaucoup aimé la philosophie de Montaigne, son refus du dogmatisme, sa manière de parler par métaphore etc.... Je crois que je m'y replongerai quand j'aurai plus de connaissances sur les philosophies antiques... (le chapitre XII est un dialogue avec l'épicurisme et le stocisme mais je ne perçois pas toutes les références... Surtout, je vais attendre d'avoir du temps pour le lire car ses phrases sont bien compliquées pour une lecture rapide...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tout à fait d'accord pour la longueur des phrases et les références aux philosophies antiques. ^_^ Je n'ai donc pas tout saisi, mais assez je crois pour y prendre plaisir et y trouver nourriture.

      Supprimer
  13. Quel article !
    Pour ma part, bien qu'appréciant tout le suc de ce magnifique francois (?), je me laisse plutôt tenter par la version en langue contemporaine, sinon, je n'arriverai jamais au bout. J'attends avec impatience des autres articles.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Hum, si je relis, ce sera sans doute en français contemporain... Mais là ça m'amusait de découvrir.
      En tout cas je n'en ai sans doute pas terminé avec l'auteur.

      Supprimer
  14. ça fait très longtemps que j'ai le projet de lire "les essais" et j'hésite encore car peur de ne pas y arriver.
    En fait le long extrait m'a plu et ta critique aussi, je vais le ressortir encore une fois :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. L'idée c'est de s'y lancer sans date butoir, et de le garder sous la main, avec des lectures en parallèle pour ne pas saturer.
      Perso je préfère le livre III, mais est-ce parce que c'était le dernier, je l'ignore. On peut lire comme on veut, en fait.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Les commentaires sont modérés, histoire de vous éviter des cases à cocher pour prouver que vous n'êtes pas un robot.