La madeleine et le savant
Balade proustienne du côté de la psychologie cognitive
André Didierjean
Science ouverte, Seuil, 2015
Pouvais-je résister à ce livre -présenté par Marque-pages ici et là - unissant deux de mes sujets chouchous, à savoir les neurosciences et Proust? (Soyez sympas, ne fuyez pas encore à toutes jambes!)
"La psychologie cognitive est une discipline dont la spécificité est d'étudier les 'fonctions cognitives', telles que l'attention, le raisonnement ou encore la mémoire". Oui, mais encore? En quoi ça me concerne? Que raconte ce livre, en fait, est-ce lisible, est-ce long (non, 175 pages)?
Chacun de ses lecteurs le sait, Proust excelle dans la description des comportements humains et cela va bien plus loin que le souvenir grâce à une madeleine (ou des pavés inégaux). La madeleine et le savant propose donc de découvrir les résultats de recherches illustrées par des passages du roman de Proust. Une façon agréable de découvrir - et sans souffrir! En si peu de pages l'auteur ne peut entrer dans trop de détails (mais à chacun de fouiller dans la bibliographie) et il est bien possible que certaines connaissances soient déjà bien vulgarisées et connues, comme les différents types de mémoire, les faux souvenirs et la faculté des bébés à distinguer les sons de toutes les langues.
Vous croyez que certains (certaines, dit-on) sont multi-tâches? Sachez que "notre système cognitif comporte une limite structurelle qui nous empêche de traiter deux informations en même temps. Dans cette optique, lorsque nous avons l'impression d'effectuer de manière simultanée deux opérations mentales, l'une des opérations est mise en attente, le temps que la première opération soit traitée." Page 35 est expliquée une expérience permettant de confirmer. Conduire en devant traiter beaucoup d'informations (téléphone, discussion avec passager, ou même écoute de la radio) amène à ralentir le temps de réaction pour effectuer un freinage d'urgence. Je vous laisse tirer la leçon de l'information!
Je passe à Mémoire et mémorisation, chacun sait que les souvenirs sont d'autant plus ancrés qu'ils sont associés à une forte émotion, par exemple. Où étiez-vous le 11 septembre 2001, etc.
Mais comment rappeler des souvenirs bien stockés, par exemple le nom d'une personne?
Marcel Proust nous en parle (oui, longuement et en détail, mais c'est passionnant et bien observé)
"(une dame qui vint me dire bonjour en m'appelant par mon nom). Je cherchais à retrouver le sien tout en lui parlant; je me rappelais très bien avoir dîné avec elle, je me rappelais des mots qu'elle avait dits. Mais mon attention, tendue vers la région intérieure où il y avait ces souvenirs d'elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était là pourtant. Ma pensée avait engagé une espèce de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par lequel il commençait, et l'éclairer enfin tout entier. C'était peine perdue, je sentais peu à peu sa masse, son poids, mais pour ses formes, les confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je me disais 'Ce n'est pas cela'.(...) Enfin d'un coup le nom vint tout entier(...) J'ai tort de dire qu'il vint, car il ne m'apparut pas, je crois, dans une propulsion de lui-même. je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m'aider (...) je ne crois pas que tous ces souvenirs, voletant entre moi et son nom, aient servi en quoi que ce soit à le renflouer. Dans ce grand cache-cache' qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n'y a pas une série d'approximations graduées. On ne voit rien, puis tout d'un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu'on croyait deviner. (...) En tout cas, s'il y a des transitions entre l'oubli et le souvenir alors ces transitions sont inconscientes. Car les noms d'étape par lesquels nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux, et ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parler des des noms, mais souvent de simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le nom retrouvé. D'ailleurs ce travail de l'esprit passant du néant à la réalité est si mystérieux, qu'i lest possible après tout, que ces consonnes fausses soient des perches préalables, maladroitement tendues pour nous aider à nous accrocher au nom exact." (Sodome et Gomorrhe, pages 50-51)
Fort heureusement pour nous, récupérer des connaissances est souvent automatique (par exemple, prendre un ascenseur, savoir que tel jaune est celui choisi par La Poste, etc.) sinon on saturerait!
L'on sait même expliquer les impressions de 'sentiment de déjà-vu' (page 74) et là encore Marcel est au top!(les trois arbres dans A l'ombre des jeunes filles en fleur)
Pour terminer
" De nombreuses recherches expérimentales en psychologie ont montré ce même phénomène : le rappel est meilleur si la situation au cours de laquelle on souhaite se rappeler quelque chose partage des éléments de contexte avec la situation dans laquelle nous avions mémorisé cette chose." Cela fonctionne avec les lieux, musique, odeurs...
Vous savez bien qu'hors contexte on a du mal à reconnaître les gens... Notre facteur - pour rester avec La Poste- au supermarché, et récemment j'ai réalisé avoir rencontré des tas de fois à la piscine l'ex responsable de la médiathèque ... sans faire le lien!
Et puis, vous aussi, pour retrouver ce que vous êtes bien venus chercher à la cuisine, retrouvez la mémoire en revenant à l'endroit de la maison où l'idée vous est venue...
Arrivé là, je dois constater que ce livre n'est pas épuisé, vous si peut-être, rompons là, et suite un autre jour!
Balade proustienne du côté de la psychologie cognitive
André Didierjean
Science ouverte, Seuil, 2015
Pouvais-je résister à ce livre -présenté par Marque-pages ici et là - unissant deux de mes sujets chouchous, à savoir les neurosciences et Proust? (Soyez sympas, ne fuyez pas encore à toutes jambes!)
"La psychologie cognitive est une discipline dont la spécificité est d'étudier les 'fonctions cognitives', telles que l'attention, le raisonnement ou encore la mémoire". Oui, mais encore? En quoi ça me concerne? Que raconte ce livre, en fait, est-ce lisible, est-ce long (non, 175 pages)?
Chacun de ses lecteurs le sait, Proust excelle dans la description des comportements humains et cela va bien plus loin que le souvenir grâce à une madeleine (ou des pavés inégaux). La madeleine et le savant propose donc de découvrir les résultats de recherches illustrées par des passages du roman de Proust. Une façon agréable de découvrir - et sans souffrir! En si peu de pages l'auteur ne peut entrer dans trop de détails (mais à chacun de fouiller dans la bibliographie) et il est bien possible que certaines connaissances soient déjà bien vulgarisées et connues, comme les différents types de mémoire, les faux souvenirs et la faculté des bébés à distinguer les sons de toutes les langues.
Vous croyez que certains (certaines, dit-on) sont multi-tâches? Sachez que "notre système cognitif comporte une limite structurelle qui nous empêche de traiter deux informations en même temps. Dans cette optique, lorsque nous avons l'impression d'effectuer de manière simultanée deux opérations mentales, l'une des opérations est mise en attente, le temps que la première opération soit traitée." Page 35 est expliquée une expérience permettant de confirmer. Conduire en devant traiter beaucoup d'informations (téléphone, discussion avec passager, ou même écoute de la radio) amène à ralentir le temps de réaction pour effectuer un freinage d'urgence. Je vous laisse tirer la leçon de l'information!
Je passe à Mémoire et mémorisation, chacun sait que les souvenirs sont d'autant plus ancrés qu'ils sont associés à une forte émotion, par exemple. Où étiez-vous le 11 septembre 2001, etc.
Mais comment rappeler des souvenirs bien stockés, par exemple le nom d'une personne?
Marcel Proust nous en parle (oui, longuement et en détail, mais c'est passionnant et bien observé)
"(une dame qui vint me dire bonjour en m'appelant par mon nom). Je cherchais à retrouver le sien tout en lui parlant; je me rappelais très bien avoir dîné avec elle, je me rappelais des mots qu'elle avait dits. Mais mon attention, tendue vers la région intérieure où il y avait ces souvenirs d'elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était là pourtant. Ma pensée avait engagé une espèce de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par lequel il commençait, et l'éclairer enfin tout entier. C'était peine perdue, je sentais peu à peu sa masse, son poids, mais pour ses formes, les confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je me disais 'Ce n'est pas cela'.(...) Enfin d'un coup le nom vint tout entier(...) J'ai tort de dire qu'il vint, car il ne m'apparut pas, je crois, dans une propulsion de lui-même. je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m'aider (...) je ne crois pas que tous ces souvenirs, voletant entre moi et son nom, aient servi en quoi que ce soit à le renflouer. Dans ce grand cache-cache' qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n'y a pas une série d'approximations graduées. On ne voit rien, puis tout d'un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu'on croyait deviner. (...) En tout cas, s'il y a des transitions entre l'oubli et le souvenir alors ces transitions sont inconscientes. Car les noms d'étape par lesquels nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux, et ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parler des des noms, mais souvent de simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le nom retrouvé. D'ailleurs ce travail de l'esprit passant du néant à la réalité est si mystérieux, qu'i lest possible après tout, que ces consonnes fausses soient des perches préalables, maladroitement tendues pour nous aider à nous accrocher au nom exact." (Sodome et Gomorrhe, pages 50-51)
Fort heureusement pour nous, récupérer des connaissances est souvent automatique (par exemple, prendre un ascenseur, savoir que tel jaune est celui choisi par La Poste, etc.) sinon on saturerait!
L'on sait même expliquer les impressions de 'sentiment de déjà-vu' (page 74) et là encore Marcel est au top!(les trois arbres dans A l'ombre des jeunes filles en fleur)
Pour terminer
" De nombreuses recherches expérimentales en psychologie ont montré ce même phénomène : le rappel est meilleur si la situation au cours de laquelle on souhaite se rappeler quelque chose partage des éléments de contexte avec la situation dans laquelle nous avions mémorisé cette chose." Cela fonctionne avec les lieux, musique, odeurs...
Vous savez bien qu'hors contexte on a du mal à reconnaître les gens... Notre facteur - pour rester avec La Poste- au supermarché, et récemment j'ai réalisé avoir rencontré des tas de fois à la piscine l'ex responsable de la médiathèque ... sans faire le lien!
Et puis, vous aussi, pour retrouver ce que vous êtes bien venus chercher à la cuisine, retrouvez la mémoire en revenant à l'endroit de la maison où l'idée vous est venue...
Arrivé là, je dois constater que ce livre n'est pas épuisé, vous si peut-être, rompons là, et suite un autre jour!
Commentaires
Merci pour l'extrait sur "ce grand cache-cache qui se joue dans la mémoire", relu avec délectation, si juste, si vivant.
si un jour, je le croise à la BM, je pense que je le prendrais !
Pour Proust, pas de problème, tu me fais signe, as-tu vu colonne de droite pour les lectures communes?
Encore merci d'avoir attiré mon attention sur ce livre qui, fait rare, donnera un second billet!
Pour l'idée, c'est Christw de marques Pages!
Tu peux lire ce livre que tu aies lu ou pas Proust. Attention, danger d'y replonger... ^_^
J'ai déjà emprunté Babbitt...