L'homme qui aimait les chiens
Léonardo Padura
Métailié, 2011
670 pages, pas une de trop...
L'auteur dans ses remerciements invite à découvrir "cette histoire exemplaire d'amour,de folie et de mort, qui, je l'espère, contribuera à la compréhension de comment et pourquoi l'utopie s'est pervertie, et suscitera peut-être même la compassion."
Il fallait bien le talent de Padura rencontré dans Les brumes du passé pour me convaincre de me lancer dans près de 700 pages sur l'assassinat de Trotsky... Et j'ai eu raison, on tient là un roman exceptionnel!
En 1977, à Cuba, Ivan, qui a laissé derrière lui ses rêves de devenir écrivain, rencontre "L'homme qui aimait les chiens", promenant ses deux barzoï sur une plage. Malade, celui qui dit se nommer Jaime Lopez, lui raconte l'histoire de Ramon Mercader, connu comme l'assassin de Trotsky au Mexique en 1940.
Plongée dans le passé de Ramon Mercader, jeune communiste espagnol, son engagement durant la guerre d'Espagne, avec déjà les mensonges et la propagande.
"Et quand bien même ce serait un mensonge, nous le transformerions en vérité. Et c'est cela qui compte : ce que les gens croient."
Ramon est sélectionné et formé pour une tâche glorieuse, éliminer l'ennemi, le traitre, le rénégat : Trotsky. Des pages fascinantes montrent l'engrenage qui aboutit à entrainer un Ramon plus ou moins volontaire et lucide dans une aventure contée parfois comme un vrai roman d'espionnage...
Plongée aussi dans le destin de Trotsky, toujours nommé Lev Davidovitch, de son exil d'URSS dans les années 20, son séjour en Turquie, France, Norvège, pour terminer par le Mexique et Diego Rivera, Frida Kahlo et Breton en figures "secondaires"... On a là un Trotsky intime, tremblant pour sa famille, luttant pour ses idées, tâchant de nier les accusations portées par l'ogre stalinien.
"Depuis trop d'années, il n'était qu'un paria, un malheureux qui devait se comporter de façon à ne pas gêner les hôtes qui l'avaient recueilli; on avait fait de lui un pantin sur lequel les fusils du mensonge s'entrainaient à tirer, un homme totalement seul qui marchait dans le patio fortifié d'un pays lointain, accompagné seulement d'une femme, d'un enfant et d'un chien, entouré des dizaines de cadavres des membres de sa famille, de ses amis et de ses camarades.Il n'avait ni pouvoir, ni millions de sympathisants, pas même un parti; presque plus personne ne lisait ses livres : mais Staline le voulait mort, et sous peu, il viendrait allonger la liste des martyrs du stalinisme. Il laisserait derrière lui un énorme échec : non pas celui de son existence, qu'il considérait comme une circonstance à peine significative pour l'histoire, mais celui d'un rêve d'égalité et de liberté pour le plus grand nombre auquel il avait consacré toute sa passion... Lev Davidovitch faisait cependant confiance aux générations futures, libérées du joug des totalitarismes, pour rendre justice à ce rêve et peut-être à l'obstination avec laquelle il l'avait soutenu. Parce que le plus grand combat, écrivit-il, celui de l'histoire, ne s'achèvera pas à ma mort sur la victoire personnelle de Staline: il commencera dans quelques années, quand les statues du grand leader seront renversées de leur piédestal."
Puis Ivan, qui en 1977 ignorait toute l'histoire de Trotsky, sous un régime dans la droite ligne du communisme russe, coincé sans avenir dans son île... Et même au cours des années suivantes, peu d'espoir :
"Il était évident que nous étions tombés au bas d'une échelle sociale atrophiée où l'intelligence, la décence, le savoir et la capacité de travail cédaient le pas à l'habileté, à la chasse aux dollars, à la position politique, au fait d'être le fils, le neveu ou le cousin de Quelqu'un, à l'art de la débrouille, à l'art d'inventer, de grimper, de s'échapper, de feindre, de voler, voler tout ce qui pouvait l'être... et au cynisme.(...)
Nous étions la génération des naïfs, des romantiques qui avaient tout accepté et tout justifié, les yeux tournés vers l'avenir (...), la génération qui fut la cible des attaques de l'intransigeance sexuelle, religieuse, idéologique, culturelle et même alcoolique, qu'elle endura (...) bien souvent sans éprouver le ressentiment ou le désespoir qui mènent à la fuite, ce désespoir qui ouvrait maintenant les yeux aux plus jeunes et les décidait à fuir.(..) Nous avons traversé la vie dans l'ignorance la plus absolue des trahisons qui, comme celles dont furent victimes l'Espagne républicaine ou la Pologne envahie, avaient été commises au nom de ce même socialisme. Nous n'avions rien su des répressions et des génocides de peuples, d'ethnies, de partis politiques entiers, des persécutions mortelles des récalcitrants et des religieux, de la fureur homicide des camps de travail, de l'assassinat de la légalité et de la crédulité avant, pendant et après les procès de Moscou."
Ne rien savoir? Préférer ne rien vouloir savoir? Tout s'écroula avec l'accès à l'information et la diminution de la peur...
Un roman absolument grandiose, copieux, dense... Plus haut j'ai souligné écrivit-il, une des nombreuses fois où Padura fait prendre conscience à son lecteur du monstrueux travail de compulsion de documents et de recherches qu'il a dû fournir en amont. Travail qui ne se sent pas à la lecture, mais une fois qu'on l'a réalisé, on est sidéré par le regard quasi prophétique qu'avait Trotsky sur certains des événements (par exemple en Allemagne dans les années30) et sa lucidité face aux procès staliniens, au point qu'on se demande, mais comment tant de gens pouvaient-ils être ainsi aveuglés?
J'insiste aussi sur l'extraordinaire construction du roman, avec ses trois cheminements, les recoupements d'événements, qui rendent une histoire connue pleine de suspense... Évidemment j'ai quelque peu regretté mon manque de connaissance sur l'histoire espagnole, mais sans jamais infliger de pages indigestes (juste quelques paragraphes un peu trop pleins de termes comme dialectique, stalinisme et autre ismes, forcément inévitables...) Padura emmène son lecteur conquis sur des chemins balisés, surprenants parfois, lui faisant réaliser l'une des tragédies du 20ème siècle, je n'ai pas dit l'assassinat de Trotsky, qui à l'époque n'avait plus d'influence, mais la mort de bien des rêves, jusqu'à l'Apocalyse (révélation) finale ...
Les avis de Tournez les pages, moustafette (et une vidéo présentant Trotsky au Mexique, ses proches, F Kahlo, et vers la fin Mercader...)
Merci à Valérie Guiter et à l'éditeur pour ces moments exceptionnels...
Léonardo Padura
Métailié, 2011
670 pages, pas une de trop...
L'auteur dans ses remerciements invite à découvrir "cette histoire exemplaire d'amour,de folie et de mort, qui, je l'espère, contribuera à la compréhension de comment et pourquoi l'utopie s'est pervertie, et suscitera peut-être même la compassion."
Il fallait bien le talent de Padura rencontré dans Les brumes du passé pour me convaincre de me lancer dans près de 700 pages sur l'assassinat de Trotsky... Et j'ai eu raison, on tient là un roman exceptionnel!
En 1977, à Cuba, Ivan, qui a laissé derrière lui ses rêves de devenir écrivain, rencontre "L'homme qui aimait les chiens", promenant ses deux barzoï sur une plage. Malade, celui qui dit se nommer Jaime Lopez, lui raconte l'histoire de Ramon Mercader, connu comme l'assassin de Trotsky au Mexique en 1940.
Plongée dans le passé de Ramon Mercader, jeune communiste espagnol, son engagement durant la guerre d'Espagne, avec déjà les mensonges et la propagande.
"Et quand bien même ce serait un mensonge, nous le transformerions en vérité. Et c'est cela qui compte : ce que les gens croient."
Ramon est sélectionné et formé pour une tâche glorieuse, éliminer l'ennemi, le traitre, le rénégat : Trotsky. Des pages fascinantes montrent l'engrenage qui aboutit à entrainer un Ramon plus ou moins volontaire et lucide dans une aventure contée parfois comme un vrai roman d'espionnage...
Plongée aussi dans le destin de Trotsky, toujours nommé Lev Davidovitch, de son exil d'URSS dans les années 20, son séjour en Turquie, France, Norvège, pour terminer par le Mexique et Diego Rivera, Frida Kahlo et Breton en figures "secondaires"... On a là un Trotsky intime, tremblant pour sa famille, luttant pour ses idées, tâchant de nier les accusations portées par l'ogre stalinien.
"Depuis trop d'années, il n'était qu'un paria, un malheureux qui devait se comporter de façon à ne pas gêner les hôtes qui l'avaient recueilli; on avait fait de lui un pantin sur lequel les fusils du mensonge s'entrainaient à tirer, un homme totalement seul qui marchait dans le patio fortifié d'un pays lointain, accompagné seulement d'une femme, d'un enfant et d'un chien, entouré des dizaines de cadavres des membres de sa famille, de ses amis et de ses camarades.Il n'avait ni pouvoir, ni millions de sympathisants, pas même un parti; presque plus personne ne lisait ses livres : mais Staline le voulait mort, et sous peu, il viendrait allonger la liste des martyrs du stalinisme. Il laisserait derrière lui un énorme échec : non pas celui de son existence, qu'il considérait comme une circonstance à peine significative pour l'histoire, mais celui d'un rêve d'égalité et de liberté pour le plus grand nombre auquel il avait consacré toute sa passion... Lev Davidovitch faisait cependant confiance aux générations futures, libérées du joug des totalitarismes, pour rendre justice à ce rêve et peut-être à l'obstination avec laquelle il l'avait soutenu. Parce que le plus grand combat, écrivit-il, celui de l'histoire, ne s'achèvera pas à ma mort sur la victoire personnelle de Staline: il commencera dans quelques années, quand les statues du grand leader seront renversées de leur piédestal."
Puis Ivan, qui en 1977 ignorait toute l'histoire de Trotsky, sous un régime dans la droite ligne du communisme russe, coincé sans avenir dans son île... Et même au cours des années suivantes, peu d'espoir :
"Il était évident que nous étions tombés au bas d'une échelle sociale atrophiée où l'intelligence, la décence, le savoir et la capacité de travail cédaient le pas à l'habileté, à la chasse aux dollars, à la position politique, au fait d'être le fils, le neveu ou le cousin de Quelqu'un, à l'art de la débrouille, à l'art d'inventer, de grimper, de s'échapper, de feindre, de voler, voler tout ce qui pouvait l'être... et au cynisme.(...)
Nous étions la génération des naïfs, des romantiques qui avaient tout accepté et tout justifié, les yeux tournés vers l'avenir (...), la génération qui fut la cible des attaques de l'intransigeance sexuelle, religieuse, idéologique, culturelle et même alcoolique, qu'elle endura (...) bien souvent sans éprouver le ressentiment ou le désespoir qui mènent à la fuite, ce désespoir qui ouvrait maintenant les yeux aux plus jeunes et les décidait à fuir.(..) Nous avons traversé la vie dans l'ignorance la plus absolue des trahisons qui, comme celles dont furent victimes l'Espagne républicaine ou la Pologne envahie, avaient été commises au nom de ce même socialisme. Nous n'avions rien su des répressions et des génocides de peuples, d'ethnies, de partis politiques entiers, des persécutions mortelles des récalcitrants et des religieux, de la fureur homicide des camps de travail, de l'assassinat de la légalité et de la crédulité avant, pendant et après les procès de Moscou."
Ne rien savoir? Préférer ne rien vouloir savoir? Tout s'écroula avec l'accès à l'information et la diminution de la peur...
Un roman absolument grandiose, copieux, dense... Plus haut j'ai souligné écrivit-il, une des nombreuses fois où Padura fait prendre conscience à son lecteur du monstrueux travail de compulsion de documents et de recherches qu'il a dû fournir en amont. Travail qui ne se sent pas à la lecture, mais une fois qu'on l'a réalisé, on est sidéré par le regard quasi prophétique qu'avait Trotsky sur certains des événements (par exemple en Allemagne dans les années30) et sa lucidité face aux procès staliniens, au point qu'on se demande, mais comment tant de gens pouvaient-ils être ainsi aveuglés?
J'insiste aussi sur l'extraordinaire construction du roman, avec ses trois cheminements, les recoupements d'événements, qui rendent une histoire connue pleine de suspense... Évidemment j'ai quelque peu regretté mon manque de connaissance sur l'histoire espagnole, mais sans jamais infliger de pages indigestes (juste quelques paragraphes un peu trop pleins de termes comme dialectique, stalinisme et autre ismes, forcément inévitables...) Padura emmène son lecteur conquis sur des chemins balisés, surprenants parfois, lui faisant réaliser l'une des tragédies du 20ème siècle, je n'ai pas dit l'assassinat de Trotsky, qui à l'époque n'avait plus d'influence, mais la mort de bien des rêves, jusqu'à l'Apocalyse (révélation) finale ...
Les avis de Tournez les pages, moustafette (et une vidéo présentant Trotsky au Mexique, ses proches, F Kahlo, et vers la fin Mercader...)
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