Le temps retrouvé
Marcel Proust
Pléiade 1983 (achat bien rentabilisé)
Illustration : affiche du film de Ruiz
Se termine (qui a dit "enfin!") ma balade du côté de chez Proust, destinée moins à une étude de l'oeuvre qu'à noter mes impressions.
Finalement, ce Temps retrouvé s'est révélé très addictif et aisé à lire. Après La fugitive, plus aride à mon goût, voici le feu d'artifice final destiné aux lecteurs fous courageux inconscients de Proust, mais il le vaut bien.
Nous retrouvons le narrateur en visite chez Gilberte à Tansonville, près de Combray, où il a passé son enfance. Le côté de chez Swann et celui de Guermantes de A la recherche du temps perdu se sont retrouvés.
Gilberte prête un volume du journal inédit des Goncourt, un pastiche visiblement, dont je ne peux juger la valeur, n'ayant jamais lu ce journal. Mais comme Proust est l'auteur de pastiches réjouissants et réussis, faisons lui confiance. Les Goncourt racontent donc un dîner chez les Verdurin, usant de phrases longues et alambiquées - mais quasiment indigestes- alors que celles de Proust, pouvant être tout aussi compliquées, se révèlent souples et lisibles. Le mystère des différentes écritures!
Entre des séjours en maison de santé, le narrateur retrouve à Paris Charlus (en particulier dans un hôtel, disons, spécial) et l'ambiance régnant dans la capitale au cours de la première guerre mondiale.
A Combray (située donc à l'est de Paris), la bataille a fait rage, l'église aux vitraux qui fascinaient le narrateur au début du roman a été détruite... Ce ne serait pas alors le Illiers Combray cher aux proustolâtres?
C'est un des rares moments où Proust donne des dates (1914;1916) alors que d'ordinaire cela reste flou, par exemple, des années plus tard ou des allusions à l'affaire Dreyfus.
Et enfin, le narrateur, réalisant son échec à se mettre au "travail", c'est-à-dire, l'écriture, décide de ne plus se priver d'une vie d'homme du monde et accepte une invitation à une matinée chez la princesse de Guermantes.
Et là, tadzam! Le retour de la madeleine! Non, je me moque bêtement, car j'ai été absolument scotchée par la lecture du passage suivant, éclairant, sidérant, magnifique, indispensable, quoi.
"J'étais entré dans la cour de l'hôtel de Guermantes (...) et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels étaient une remise. Mais au moment où, me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé et que les dernières oeuvres de Vinteuil m'avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m'assaillaient tout à l'heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement. (...). Mais, cette fois, j'étais bien décidé à ne pas me résigner à ignorer pourquoi, comme je l'avais fait le jour où j'avais goûté d'une madeleine trempée dans une infusion. La félicité que je venais d'éprouver était bien en effet la même que celle que j'avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j'avais alors ajourné de rechercher les causes profondes. (...) "
"Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j'avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait. (...) Et presque tout de suite, je la reconnus, c'était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m'avaient jamais rien dit, et que la sensation que j'avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m'avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour là à cette sensation-là et qui étaient restées dans l'attente, à leur rang, d'où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m'avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m'avaient-elles, à l'un et à l'autre moment, donné une joie pareille à une certitude, et suffisante, sans autres preuves, à me rendre la mort indifférente?"
Une fois la machine mise en route, les souvenirs affluent. Après la madeleine/Combray, la dalle/Venise, voici le bruit d'une cuiller contre une assiette/celui d'un marteau contre une roue du train l'emmenant à Balbec...
"Les signes qui devaient, ce jour-là, me tirer de mon découragement et me rendre la foi dans les lettres, avaient à coeur de se multiplier."
N'ayant pas réalisé le passage du temps, il ne reconnaît qu'à peine les invités de la réception... Mais, par exemple, "Sitôt que je sus qui elle était, je la reconnus parfaitement."
"Ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer, puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche de l'écrivain sont ceux d'un traducteur."
"Je compris que tous ces matériaux de l'oeuvre littéraire, c'était ma vie passée; je compris qu'ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante." (p899, suite)
Enfin, le narrateur, de santé de plus en plus fragile, obéissant à sa vocation, aiguillonné par l'"idée du Temps", se retire pour passer à l'écriture de son oeuvre, n'hésitant pas à accrocher à ses pages "ces papiers que Françoise appelait mes paperolles", et que Proust utilisait aussi. Voilà qui clôt la boucle de cette "recréation par la mémoire d'impressions qu'il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d'intelligence".
Naissance d'un écrivain, naissance d'une oeuvre, fabuleux travail sur la mémoire et la réminiscence, Le temps retrouvé est un aboutissement où se pressent tous les personnages de A la recherche du temps perdu, vieillis, changés, prêts à participer à une grandiose aventure de près de 3000 pages, chef d'oeuvre d'une vie, monument merveilleusement construit prenant son sens à ce moment là. Récompense au lecteur persévérant.
Les avis de Romanza,
Marcel Proust
Pléiade 1983 (achat bien rentabilisé)
Illustration : affiche du film de Ruiz
Se termine (qui a dit "enfin!") ma balade du côté de chez Proust, destinée moins à une étude de l'oeuvre qu'à noter mes impressions.
Finalement, ce Temps retrouvé s'est révélé très addictif et aisé à lire. Après La fugitive, plus aride à mon goût, voici le feu d'artifice final destiné aux lecteurs fous courageux inconscients de Proust, mais il le vaut bien.
Nous retrouvons le narrateur en visite chez Gilberte à Tansonville, près de Combray, où il a passé son enfance. Le côté de chez Swann et celui de Guermantes de A la recherche du temps perdu se sont retrouvés.
Gilberte prête un volume du journal inédit des Goncourt, un pastiche visiblement, dont je ne peux juger la valeur, n'ayant jamais lu ce journal. Mais comme Proust est l'auteur de pastiches réjouissants et réussis, faisons lui confiance. Les Goncourt racontent donc un dîner chez les Verdurin, usant de phrases longues et alambiquées - mais quasiment indigestes- alors que celles de Proust, pouvant être tout aussi compliquées, se révèlent souples et lisibles. Le mystère des différentes écritures!
Entre des séjours en maison de santé, le narrateur retrouve à Paris Charlus (en particulier dans un hôtel, disons, spécial) et l'ambiance régnant dans la capitale au cours de la première guerre mondiale.
A Combray (située donc à l'est de Paris), la bataille a fait rage, l'église aux vitraux qui fascinaient le narrateur au début du roman a été détruite... Ce ne serait pas alors le Illiers Combray cher aux proustolâtres?
C'est un des rares moments où Proust donne des dates (1914;1916) alors que d'ordinaire cela reste flou, par exemple, des années plus tard ou des allusions à l'affaire Dreyfus.
Et enfin, le narrateur, réalisant son échec à se mettre au "travail", c'est-à-dire, l'écriture, décide de ne plus se priver d'une vie d'homme du monde et accepte une invitation à une matinée chez la princesse de Guermantes.
Et là, tadzam! Le retour de la madeleine! Non, je me moque bêtement, car j'ai été absolument scotchée par la lecture du passage suivant, éclairant, sidérant, magnifique, indispensable, quoi.
"J'étais entré dans la cour de l'hôtel de Guermantes (...) et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels étaient une remise. Mais au moment où, me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé et que les dernières oeuvres de Vinteuil m'avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m'assaillaient tout à l'heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement. (...). Mais, cette fois, j'étais bien décidé à ne pas me résigner à ignorer pourquoi, comme je l'avais fait le jour où j'avais goûté d'une madeleine trempée dans une infusion. La félicité que je venais d'éprouver était bien en effet la même que celle que j'avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j'avais alors ajourné de rechercher les causes profondes. (...) "
"Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j'avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait. (...) Et presque tout de suite, je la reconnus, c'était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m'avaient jamais rien dit, et que la sensation que j'avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m'avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour là à cette sensation-là et qui étaient restées dans l'attente, à leur rang, d'où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m'avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m'avaient-elles, à l'un et à l'autre moment, donné une joie pareille à une certitude, et suffisante, sans autres preuves, à me rendre la mort indifférente?"
Une fois la machine mise en route, les souvenirs affluent. Après la madeleine/Combray, la dalle/Venise, voici le bruit d'une cuiller contre une assiette/celui d'un marteau contre une roue du train l'emmenant à Balbec...
"Les signes qui devaient, ce jour-là, me tirer de mon découragement et me rendre la foi dans les lettres, avaient à coeur de se multiplier."
N'ayant pas réalisé le passage du temps, il ne reconnaît qu'à peine les invités de la réception... Mais, par exemple, "Sitôt que je sus qui elle était, je la reconnus parfaitement."
"Ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer, puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche de l'écrivain sont ceux d'un traducteur."
"Je compris que tous ces matériaux de l'oeuvre littéraire, c'était ma vie passée; je compris qu'ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante." (p899, suite)
Enfin, le narrateur, de santé de plus en plus fragile, obéissant à sa vocation, aiguillonné par l'"idée du Temps", se retire pour passer à l'écriture de son oeuvre, n'hésitant pas à accrocher à ses pages "ces papiers que Françoise appelait mes paperolles", et que Proust utilisait aussi. Voilà qui clôt la boucle de cette "recréation par la mémoire d'impressions qu'il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d'intelligence".
Naissance d'un écrivain, naissance d'une oeuvre, fabuleux travail sur la mémoire et la réminiscence, Le temps retrouvé est un aboutissement où se pressent tous les personnages de A la recherche du temps perdu, vieillis, changés, prêts à participer à une grandiose aventure de près de 3000 pages, chef d'oeuvre d'une vie, monument merveilleusement construit prenant son sens à ce moment là. Récompense au lecteur persévérant.
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maggie
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keisha
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Alex-Mot-à-Mots
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
@ Alex-Mots-à-Mots
Merci! De 2003 à 2011, avec parfois de longs arrêts... et une petite envie de reprendre le début... (je suis malade!)
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