Charles Dickens
Peter Ackroyd
Stock, 1993
Cuné est vraiment très forte pour alourdir une PAL qui n'en avait guère besoin. Et quand je dis alourdir... ce n'est pas une figure de style pour une fois. Il fallait voir la tête de la bibliothécaire qui est allée me chercher ce livre dans la réserve (oui, il est dans la réserve!). Examinons un peu la bête : 1200 pages, 8 cm sous la toise et 2,180 kg. Un beau bébé.
"LA" question qui se pose en entamant la biographie d'un écrivain, c'est : "faut-il avoir lu ses livres avant?". Le risque étant de ne pas comprendre grand chose à certains passages et de se gâcher une lecture ultérieure des romans.
Alors voici mon contrôle technique dickensien : Oliver Twist, Nicholas Nickleby , Martin Chuzzlewit, Un chant de Noël, Le grillon du foyer, David Copperfield, La petite Dorrit, Le conte de deux cités, Les grandes espérances.
Ça roule!
Voilà ce qu'écrit Sylvère Monod dans la préface (oui, Sylvère Monod, "LE" traducteur de Dickens):
"Peter Ackroyd n'a pas écrit une biographie banale. Il a su associer les vertus de l'érudit et les talents du romancier, mettant en jeu l'immense savoir d'un chercheur prodigieusement documenté.
Convaincu que la connaissance de l'homme Dickens et des faits de sa vie aide à comprendre ses écrits, il fait partager au lecteur sa conviction. Mais l'important, c'est que la vie de Charles Dickens est en elle-même passionnante, riche en moments émouvants, voire tragiques, sans que le comique en soit absent pour autant."
Pour tenter de rendre compte de cette copieuse et passionnante biographie, je vais juste poser quelques jalons biographiques et citer (une toute petite partie) des passages pour moi les plus frappants.
Ce billet est exceptionnellement long, mais il s'agit d'une biographie exceptionnelle d'un auteur tout aussi exceptionnel. Oui, aucune objectivité encore une fois... J'espère que vous me suivrez quand même car je veux partager mon enthousiasme!
Dickens est né en 1812, son père a été mis en prison pour dettes et le jeune Dickens obligé de travailler dans une fabrique de cirage (1824). Cette affaire de cirage l'a vraiment marqué et se retrouve à plusieurs reprises dans ses romans.
Quant à la prison (la Marshallsea):
"Mon père m'attendait à la loge, et nous montâmes à sa chambre et nous pleurâmes abondamment. Puis il me dit, je m'en souviens, de me tenir pour averti par la Marshallsea et de noter que, si un homme avait vingt livres par an, et qu'il dépensait dix-neuf livres, dix-neuf shillings et six pence, il serait heureux; mais qu'un shilling dépensé en excédent le rendrait misérable." Ce conseil salutaire a depuis accédé à l'immortalité grâce aux paroles de M. Micawber dans David Copperfield, ce qui montre que Dickens fait pénétrer la réalité dans la fiction aussi sûrement qu'il laisse la fiction modifier ou déformer la réalité même.
J'ai vraiment été émue d'apprendre que le chemin qu'il parcourait pour se rendre à la fabrique (il avait douze ans!) et dont le souvenir le faisait pleurer des années plus tard, est aujourd'hui un entrelacs de rues qui ont reçu le nom de ses personnages - Little Dorrit Court, Pickwick Street, Quilp Street.
De nombreux passages de cette biographie parlent de la façon dont Dickens était influencé:
"Toutefois, s'il n'est pas douteux qu'en de nombreuses circonstances Dickens se servit des caractéristiques marquantes de gens qu'il connaissait ou qu'il avait rencontrés, il existe très peu de cas où il ait simplement retranscrit sur le papier ce qu'il avait vu et entendu. L'art du romancier ne fonctionne pas ainsi: Dickens percevait une caractéristique, une humeur, un comportement qui le frappaient, puis son imagination s'en emparait, à tel point que le "personnage" n'avait plus qu'une ressemblance fugitive avec la personne réelle."
Sa première nouvelle, intitulée "Un diner à Poplar Walk", est publiée en 1833 dans un périodique. Il avait glissé son écrit "furtivement un soir au crépuscule, en tremblant de crainte, dans une boîte aux lettres obscure, dans un bureau obscur". Réaction quand il voit sa nouvelle imprimée : " Je me rendis à Westminster Hall, où j'entrai passer une demi-heure, parce que j'avais les yeux tellement embués de joie et d'orgueil qu'ils ne supportaient pas la rue et n'étaient pas en état de s'y montrer." Il écrit à un ami "je suis si épouvantablement agité, que j'en ai la main tremblante..."
Mais il fallait bien vivre et pour gagner sa vie il écrit en tant que reporter parlementaire d'un journal des compte-rendus de réunions électorales, banquets, meetings, etc..., parcourant le pays :
"J'ai souvent transcrit pour l'imprimeur à partir de mes notes sténographiées d'importants discours publics pour lesquels une précision rigoureuse était requise [...] en écrivant sur la paume de ma main, à la lumière d'une lanterne sourde, dans une chaise de poste à quatre chevaux qui traversait au galop une campagne déserte, tout au long de la nuit..."
Un autre passage (qui m'a scotchée !) sur Dickens et les noms de ses personnages
"Les noms devaient toujours revêtir une grande importance pour lui. Plus tard il se trouva incapable de commencer un livre avant d'avoir découvert le titre juste, et sur un carnet il notait des listes de noms fantaisistes ou bizarres pour appuyer son inspiration. Sans nom l'essence ne pouvait tout simplement pas exister et n'existait absolument pas; Dickens était homme à se fier au pouvoir des mots et le nom lui paraissait faire surgir le personnage qu'il pouvait dès lors commencer à décrire. Il en fut ainsi pour son projet de 1836: il se rappela le nom d'un propiétaire de diligence de Bath, un homme dont il avait dû voir ou même emprunter les voitures pendant ses pérégrinations de journaliste (...). L'homme s'appelait Moses Pickwick. Ainsi naquit M. Pickwick. Et avec lui les Pickwick Papers."
Un autre passage fascinant montre comment les noms ont de l'importance pour Dickens:
Quand il lançait un nouveau périodique, il déclarait à Foster :"Je n'arriverai à rien faire pour lui tant qu'il n'aura pas son nom définitif", et il en va de même pour ses personnages. Ils n'existaient pas pour lui avant qu'il leur eût donné un nom : le nom (...) suscite l'apparition du personnage et son comportement dans le monde. Chaque fois qu'il voyait ou entendait un nom bizarre il s'en souvenait et le notait.
Les Pickwick papers (qui parurent en feuilleton) eurent un succès extraordinaire :
"A peine un numéro était-il publié, écrivit un contemporain, que des admirateurs nécessiteux s'écrasaient le nez contre les vitrines des librairies, avides de jeter un long regard sur les gravures et de parcourir chaque ligne du texte qui pouvait être exposé; ils le lisaient souvent à haute voix, applaudis par les passants [...] si grande était la vogue des Pickwick Papers qu'ils obtenaient beaucoup plus d'attention qu'on n'en accordait aux événements politiques courants de l'époque." Lord Denman lisait le roman au banc des magistrats pendant que les membres du jury étaient en délibération; le médecin à la mode, sir Benjamin Brodie, le lisait dans sa voiture entre deux visites à des malades. Un gentleman qui fit un voyage en Orient en 1840 trouva "Pickwick" gravé sur l'une des pyramides, et on connaît la fameuse histoire du mourant qui paraissait ne trouver aucun réconfort auprès de son guide spirituel, mais qu'on entendit s'exclamer: "Enfin, Dieu merci, Pickwick paraît dans dix jours, en tout cas." Une contemporaine écrivit à une amie au cours de l'année où le roman connut le succès : "Tous les petits garçons et toutes les petites filles parlent son langage comique, même les gamins des rues", et l'"engouement" pour ces récits mensuels fut si grand qu'on vit mettre en vente le cigare Pickwick, le chapeau Pickwick (à bord étroit relevé sur les côtés) et l'habit Pickwick."
Harry Potter fait pâle figure à côté...et cela continue ainsi :
Un de ses biographes raconte qu'à cette époque il avait rendu visite à un serrurier de Liverpool:
"Je le trouvai lisant Pickwick [...] à une auditoire de vingt personnes, hommes, femmes et enfants."
Le texte pouvait en effet être loué et lu à ceux qui ne savaient pas lire.
Durant toute sa vie Dickens fut un bourreau de travail, quasi hyperactif même. J'ai appris qu'il écrivait au même moment les Pickwick Papers et Oliver Twist. Incroyable!
En 1840 et 1841 il écrit Le magasin d'Antiquités. Au sujet du personnage de la petite Nell, il déclarait à son ami Georges Cattermole "J'éprouve un profond chagrin à propos de cette histoire, et je n'ai pas le courage de la finir."J'assassine lentement cette pauvre enfant, et je la mets dans un état misérable. Cela me fend le coeur. Mais il le faut." (...) Vers le 6 janvier il était en train de tuer l'enfant, et le 13 il avait accompli cette tâche. "Je suis pour le moment à moitié mort de fatigue et de chagrin à cause du décès de mon enfant." (...) Il lut à Foster les chapitres contenant la mort de la petite Nell et son ami en fut profondément affecté; puis il acheva finalement le roman à quatre heures du matin le 17. Fini. Morte.
Un passage que j'ai trouvé amusant :
On a souvent estimé que la tendance à s'émouvoir facilement dont témoignent ses romans devait déborder sur sa vie personnelle. Dans Le magasin d'Antiquités, quelqu'un pleure à peu près une fois toutes les dix pages, et on a calculé que Florence, de Dombey Fils, fond en larmes à quatre-vingt-huit reprises.(A partir de 1850, la vogue des larmes dans le roman décrut un peu et les personnages de Dickens gardèrent les yeux plus rigoureusement secs dans ses derniers livres).
En 1842 il effectue un séjour aux Etats Unis. Acclamé comme un héros (rappel : il n'a que trente ans) il se fatigue vite de l'accueil envahissant et fatigant qui lui est réservé. Il repart un peu brouillé mais cela lui a permis de mûrir. Il écrira ensuite des pages vengeresses dans Martin Chuzzlewit. Rien ne se perd chez lui. Vie et oeuvre sont constamment en répons.
Je ne voudrais pas donner l'impression que cette biographie ne parle que des romans de Dickens, elle donne de passionnants détails sur sa vie et sur son époque, qui ont grandement influencé son oeuvre (et réciproquement, serais-je tentée de dire).
L'espérance de vie était en moyenne de vingt-sept ans dans la capitale, mais pour les classes laborieuses elle ne dépassait pas vingt-deux ans, et en 1839 près de la moitié des personnes enterrées à Londres furent des enfants de moins de dix ans. On a souvent reproché à Dickens le nombre d'enfants qu'il fait mourir dans son oeuvre, mais ce n'est là encore qu'un reflet de la vérité. (...)
Dickens vécut donc presque toute sa vie dans une cité où l'odeur des morts montait des cimetières métropolitains, où adultes et enfants mouraient de malnutrition ou de maladie, où les égouts et les fosses d'aisance à ciel ouvert répandaient leurs miasmes dans l'air embrumé, où il ne fallait qu'un instant pour passer de l'une des splendides artères ou des rues respectables de la ville à un paysage de crasse et de dénuement, de mort et de misère.
Pour ses discours il ne prenait jamais de notes et sa mémoire verbale était extraordinaire. Il ne pouvait rester inoccupé, s'occupait d'écrire des romans, des articles dans les journaux, jouait sur scène, se déplaçait fréquemment, donnait des lectures publiques de ses oeuvres (à partir de 1844 jusqu'à la fin), était capable de marcher des miles et des miles, bref ne restait que rarement tranquille. Jusqu'à frôler parfois l'épuisement ou la dépression. Mais toute sa vie il a eu une une discipline pour l'écriture, y consacrant la même période de la journée.
Au cours de l'écriture de David Copperfield:
Dès la troisième semaine du mois, il eut liquidé la mère de David et laissé le jeune garçon orphelin à la charge des Murdstone: "Procure-toi un mouchoir propre et tiens-le prêt pour la fin du numéro 3 de Copperfield" dit-il à Mark Lemon.[un de ses amis]
J'aime beaucoup cette anecdote, parmi bien d'autres... Et voici de l'incroyable:
"Suis toujours indécis au sujet de Dora, écrivit-il à Foster, mais il faut absolument que je me décide aujourd'hui." Il s'agissait de décider si Dora, la femme-enfant de David, devait vivre ou mourir. Selon son habitude, dans des circonstances aussi mortellement graves, il faisait de longues promenades à pied pour envisager la question et consacrait certaines de ses soirées exclusivement à la réflexion."
A la même période sa femme Catherine accouche d'une fille, nommée Dora Annie Dickens.
Cinq jours seulement après la naissance de Dora, Dickens écrit à sa femme :
"J'ai encore à tuer Dora - je parle de la Dora de Copperfield."
Sa fille Dora devait d'ailleurs décéder un an plus tard.
Et je m'aperçois que je n'ai pas encore parlé de la vie privée de Dickens. Après un grand amour de jeunesse pour Maria Beadnell, il épouse Catherine, dont il se séparera après vingt-deux ans (pas divorce, séparation). Dix enfants sont nés de ce mariage. A l'époque de cette séparation l'actrice Ellen Ternan était-elle sa maîtresse? Ackroyd pense que non, Sylvère Monod que oui...
Quant à Maria Beadnell, elle lui servira de modèle pour Flora Finching de La petite Dorrit. Toute une histoire là encore! Il la revoit après des années et est vraiment déçu de sa tranformation avec le temps, et il écrit dans son roman:
"Les yeux de Clennam ne furent pas plus tôt tombés sur l'objet de son ancienne passion qu'elle se brisa et tomba en morceaux." Je passe sous silence des passages encore plus cruels...
Après sa séparation avec sa femme, il se propose de lancer une revue où paraitraient ses romans et aussi ceux de Wilkie Collins; sa première idée de titre était "Harmonie familiale" mais il accepta de changer pour "All the year round"!
Peter Ackroyd donne aussi aperçu de la personnalité de Dickens. Pas toujours facile à vivre, ce génie! Il avait tendance à vouloir tout régenter. Et pourtant :
"Personne au monde n'est plus enclin que moi à reconnaître qu'il est dans son tort, déclara-t-il un jour à Frith en ne plaisantant qu'à moitié, seulement - je ne suis jamais dans mon tort." Gonflé quand même!
La dernière partie du livre porte beaucoup sur les lectures publiques de ses romans par Charles Dickens, dans tout le Royaume-uni et même en Amérique! Plus qu'une lecture, c'était une véritable mise en scène, Dickens se donnait à fond et préparait tout en détail, répétant des heures avant. Le succès était phénoménal! Cela dura quinze ans et Dickens continua jusqu'au bout malgré son épuisement.
Il meurt en juin 1870.
Conclusion:
Peter Ackroyd consacre des passages passionnants au travail de ce grand écrivain, comment ses histoires et se personnages prenaient vie. Chaque roman est évoqué, depuis les prémices des premières idées, jusqu'au mot e la fin, en passant par une étude éclairante de l'oeuvre. Ce qui fait de cette biographie une belle étude de l'oeuvre de Dickens, parfaitement insérée dans sa vie.
Ce livre représente des années de travail : il avait résolu de lire au moins trois fois tout ce que Dickens avait jamais écrit, c'est-à-dire ses lettres, articles et romans. Plus des recherches biographiques et bibliographiques. Il dit que lire tous ses romans une seule fois prend trois à quatre mois...
Cette biographie est absolument indispensable et donne envie de se plonger dans la lecture des oeuvres de Dickens, avec une nouveau regard!
Je suis d'ailleurs actuellement plongée dans la lecture de Bleak House (La maison d'Apre-Vent)
Voici son portrait exécuté en 1859 par William Frith, tableau dont Dickens disait qu'il donnait un peu trop l'impression "que mon plus proche voisin est mon ennemi mortel, qu'il n'est pas assuré et que je viens d'apprendre que sa maison est en feu".
Peter Ackroyd
Stock, 1993
Cuné est vraiment très forte pour alourdir une PAL qui n'en avait guère besoin. Et quand je dis alourdir... ce n'est pas une figure de style pour une fois. Il fallait voir la tête de la bibliothécaire qui est allée me chercher ce livre dans la réserve (oui, il est dans la réserve!). Examinons un peu la bête : 1200 pages, 8 cm sous la toise et 2,180 kg. Un beau bébé.
"LA" question qui se pose en entamant la biographie d'un écrivain, c'est : "faut-il avoir lu ses livres avant?". Le risque étant de ne pas comprendre grand chose à certains passages et de se gâcher une lecture ultérieure des romans.
Alors voici mon contrôle technique dickensien : Oliver Twist, Nicholas Nickleby , Martin Chuzzlewit, Un chant de Noël, Le grillon du foyer, David Copperfield, La petite Dorrit, Le conte de deux cités, Les grandes espérances.
Ça roule!
Voilà ce qu'écrit Sylvère Monod dans la préface (oui, Sylvère Monod, "LE" traducteur de Dickens):
"Peter Ackroyd n'a pas écrit une biographie banale. Il a su associer les vertus de l'érudit et les talents du romancier, mettant en jeu l'immense savoir d'un chercheur prodigieusement documenté.
Convaincu que la connaissance de l'homme Dickens et des faits de sa vie aide à comprendre ses écrits, il fait partager au lecteur sa conviction. Mais l'important, c'est que la vie de Charles Dickens est en elle-même passionnante, riche en moments émouvants, voire tragiques, sans que le comique en soit absent pour autant."
Pour tenter de rendre compte de cette copieuse et passionnante biographie, je vais juste poser quelques jalons biographiques et citer (une toute petite partie) des passages pour moi les plus frappants.
Ce billet est exceptionnellement long, mais il s'agit d'une biographie exceptionnelle d'un auteur tout aussi exceptionnel. Oui, aucune objectivité encore une fois... J'espère que vous me suivrez quand même car je veux partager mon enthousiasme!
Dickens est né en 1812, son père a été mis en prison pour dettes et le jeune Dickens obligé de travailler dans une fabrique de cirage (1824). Cette affaire de cirage l'a vraiment marqué et se retrouve à plusieurs reprises dans ses romans.
Quant à la prison (la Marshallsea):
"Mon père m'attendait à la loge, et nous montâmes à sa chambre et nous pleurâmes abondamment. Puis il me dit, je m'en souviens, de me tenir pour averti par la Marshallsea et de noter que, si un homme avait vingt livres par an, et qu'il dépensait dix-neuf livres, dix-neuf shillings et six pence, il serait heureux; mais qu'un shilling dépensé en excédent le rendrait misérable." Ce conseil salutaire a depuis accédé à l'immortalité grâce aux paroles de M. Micawber dans David Copperfield, ce qui montre que Dickens fait pénétrer la réalité dans la fiction aussi sûrement qu'il laisse la fiction modifier ou déformer la réalité même.
J'ai vraiment été émue d'apprendre que le chemin qu'il parcourait pour se rendre à la fabrique (il avait douze ans!) et dont le souvenir le faisait pleurer des années plus tard, est aujourd'hui un entrelacs de rues qui ont reçu le nom de ses personnages - Little Dorrit Court, Pickwick Street, Quilp Street.
De nombreux passages de cette biographie parlent de la façon dont Dickens était influencé:
"Toutefois, s'il n'est pas douteux qu'en de nombreuses circonstances Dickens se servit des caractéristiques marquantes de gens qu'il connaissait ou qu'il avait rencontrés, il existe très peu de cas où il ait simplement retranscrit sur le papier ce qu'il avait vu et entendu. L'art du romancier ne fonctionne pas ainsi: Dickens percevait une caractéristique, une humeur, un comportement qui le frappaient, puis son imagination s'en emparait, à tel point que le "personnage" n'avait plus qu'une ressemblance fugitive avec la personne réelle."
Sa première nouvelle, intitulée "Un diner à Poplar Walk", est publiée en 1833 dans un périodique. Il avait glissé son écrit "furtivement un soir au crépuscule, en tremblant de crainte, dans une boîte aux lettres obscure, dans un bureau obscur". Réaction quand il voit sa nouvelle imprimée : " Je me rendis à Westminster Hall, où j'entrai passer une demi-heure, parce que j'avais les yeux tellement embués de joie et d'orgueil qu'ils ne supportaient pas la rue et n'étaient pas en état de s'y montrer." Il écrit à un ami "je suis si épouvantablement agité, que j'en ai la main tremblante..."
Mais il fallait bien vivre et pour gagner sa vie il écrit en tant que reporter parlementaire d'un journal des compte-rendus de réunions électorales, banquets, meetings, etc..., parcourant le pays :
"J'ai souvent transcrit pour l'imprimeur à partir de mes notes sténographiées d'importants discours publics pour lesquels une précision rigoureuse était requise [...] en écrivant sur la paume de ma main, à la lumière d'une lanterne sourde, dans une chaise de poste à quatre chevaux qui traversait au galop une campagne déserte, tout au long de la nuit..."
Un autre passage (qui m'a scotchée !) sur Dickens et les noms de ses personnages
"Les noms devaient toujours revêtir une grande importance pour lui. Plus tard il se trouva incapable de commencer un livre avant d'avoir découvert le titre juste, et sur un carnet il notait des listes de noms fantaisistes ou bizarres pour appuyer son inspiration. Sans nom l'essence ne pouvait tout simplement pas exister et n'existait absolument pas; Dickens était homme à se fier au pouvoir des mots et le nom lui paraissait faire surgir le personnage qu'il pouvait dès lors commencer à décrire. Il en fut ainsi pour son projet de 1836: il se rappela le nom d'un propiétaire de diligence de Bath, un homme dont il avait dû voir ou même emprunter les voitures pendant ses pérégrinations de journaliste (...). L'homme s'appelait Moses Pickwick. Ainsi naquit M. Pickwick. Et avec lui les Pickwick Papers."
Un autre passage fascinant montre comment les noms ont de l'importance pour Dickens:
Quand il lançait un nouveau périodique, il déclarait à Foster :"Je n'arriverai à rien faire pour lui tant qu'il n'aura pas son nom définitif", et il en va de même pour ses personnages. Ils n'existaient pas pour lui avant qu'il leur eût donné un nom : le nom (...) suscite l'apparition du personnage et son comportement dans le monde. Chaque fois qu'il voyait ou entendait un nom bizarre il s'en souvenait et le notait.
Les Pickwick papers (qui parurent en feuilleton) eurent un succès extraordinaire :
"A peine un numéro était-il publié, écrivit un contemporain, que des admirateurs nécessiteux s'écrasaient le nez contre les vitrines des librairies, avides de jeter un long regard sur les gravures et de parcourir chaque ligne du texte qui pouvait être exposé; ils le lisaient souvent à haute voix, applaudis par les passants [...] si grande était la vogue des Pickwick Papers qu'ils obtenaient beaucoup plus d'attention qu'on n'en accordait aux événements politiques courants de l'époque." Lord Denman lisait le roman au banc des magistrats pendant que les membres du jury étaient en délibération; le médecin à la mode, sir Benjamin Brodie, le lisait dans sa voiture entre deux visites à des malades. Un gentleman qui fit un voyage en Orient en 1840 trouva "Pickwick" gravé sur l'une des pyramides, et on connaît la fameuse histoire du mourant qui paraissait ne trouver aucun réconfort auprès de son guide spirituel, mais qu'on entendit s'exclamer: "Enfin, Dieu merci, Pickwick paraît dans dix jours, en tout cas." Une contemporaine écrivit à une amie au cours de l'année où le roman connut le succès : "Tous les petits garçons et toutes les petites filles parlent son langage comique, même les gamins des rues", et l'"engouement" pour ces récits mensuels fut si grand qu'on vit mettre en vente le cigare Pickwick, le chapeau Pickwick (à bord étroit relevé sur les côtés) et l'habit Pickwick."
Harry Potter fait pâle figure à côté...et cela continue ainsi :
Un de ses biographes raconte qu'à cette époque il avait rendu visite à un serrurier de Liverpool:
"Je le trouvai lisant Pickwick [...] à une auditoire de vingt personnes, hommes, femmes et enfants."
Le texte pouvait en effet être loué et lu à ceux qui ne savaient pas lire.
Durant toute sa vie Dickens fut un bourreau de travail, quasi hyperactif même. J'ai appris qu'il écrivait au même moment les Pickwick Papers et Oliver Twist. Incroyable!
En 1840 et 1841 il écrit Le magasin d'Antiquités. Au sujet du personnage de la petite Nell, il déclarait à son ami Georges Cattermole "J'éprouve un profond chagrin à propos de cette histoire, et je n'ai pas le courage de la finir."J'assassine lentement cette pauvre enfant, et je la mets dans un état misérable. Cela me fend le coeur. Mais il le faut." (...) Vers le 6 janvier il était en train de tuer l'enfant, et le 13 il avait accompli cette tâche. "Je suis pour le moment à moitié mort de fatigue et de chagrin à cause du décès de mon enfant." (...) Il lut à Foster les chapitres contenant la mort de la petite Nell et son ami en fut profondément affecté; puis il acheva finalement le roman à quatre heures du matin le 17. Fini. Morte.
Un passage que j'ai trouvé amusant :
On a souvent estimé que la tendance à s'émouvoir facilement dont témoignent ses romans devait déborder sur sa vie personnelle. Dans Le magasin d'Antiquités, quelqu'un pleure à peu près une fois toutes les dix pages, et on a calculé que Florence, de Dombey Fils, fond en larmes à quatre-vingt-huit reprises.(A partir de 1850, la vogue des larmes dans le roman décrut un peu et les personnages de Dickens gardèrent les yeux plus rigoureusement secs dans ses derniers livres).
En 1842 il effectue un séjour aux Etats Unis. Acclamé comme un héros (rappel : il n'a que trente ans) il se fatigue vite de l'accueil envahissant et fatigant qui lui est réservé. Il repart un peu brouillé mais cela lui a permis de mûrir. Il écrira ensuite des pages vengeresses dans Martin Chuzzlewit. Rien ne se perd chez lui. Vie et oeuvre sont constamment en répons.
Je ne voudrais pas donner l'impression que cette biographie ne parle que des romans de Dickens, elle donne de passionnants détails sur sa vie et sur son époque, qui ont grandement influencé son oeuvre (et réciproquement, serais-je tentée de dire).
L'espérance de vie était en moyenne de vingt-sept ans dans la capitale, mais pour les classes laborieuses elle ne dépassait pas vingt-deux ans, et en 1839 près de la moitié des personnes enterrées à Londres furent des enfants de moins de dix ans. On a souvent reproché à Dickens le nombre d'enfants qu'il fait mourir dans son oeuvre, mais ce n'est là encore qu'un reflet de la vérité. (...)
Dickens vécut donc presque toute sa vie dans une cité où l'odeur des morts montait des cimetières métropolitains, où adultes et enfants mouraient de malnutrition ou de maladie, où les égouts et les fosses d'aisance à ciel ouvert répandaient leurs miasmes dans l'air embrumé, où il ne fallait qu'un instant pour passer de l'une des splendides artères ou des rues respectables de la ville à un paysage de crasse et de dénuement, de mort et de misère.
Pour ses discours il ne prenait jamais de notes et sa mémoire verbale était extraordinaire. Il ne pouvait rester inoccupé, s'occupait d'écrire des romans, des articles dans les journaux, jouait sur scène, se déplaçait fréquemment, donnait des lectures publiques de ses oeuvres (à partir de 1844 jusqu'à la fin), était capable de marcher des miles et des miles, bref ne restait que rarement tranquille. Jusqu'à frôler parfois l'épuisement ou la dépression. Mais toute sa vie il a eu une une discipline pour l'écriture, y consacrant la même période de la journée.
Au cours de l'écriture de David Copperfield:
Dès la troisième semaine du mois, il eut liquidé la mère de David et laissé le jeune garçon orphelin à la charge des Murdstone: "Procure-toi un mouchoir propre et tiens-le prêt pour la fin du numéro 3 de Copperfield" dit-il à Mark Lemon.[un de ses amis]
J'aime beaucoup cette anecdote, parmi bien d'autres... Et voici de l'incroyable:
"Suis toujours indécis au sujet de Dora, écrivit-il à Foster, mais il faut absolument que je me décide aujourd'hui." Il s'agissait de décider si Dora, la femme-enfant de David, devait vivre ou mourir. Selon son habitude, dans des circonstances aussi mortellement graves, il faisait de longues promenades à pied pour envisager la question et consacrait certaines de ses soirées exclusivement à la réflexion."
A la même période sa femme Catherine accouche d'une fille, nommée Dora Annie Dickens.
Cinq jours seulement après la naissance de Dora, Dickens écrit à sa femme :
"J'ai encore à tuer Dora - je parle de la Dora de Copperfield."
Sa fille Dora devait d'ailleurs décéder un an plus tard.
Et je m'aperçois que je n'ai pas encore parlé de la vie privée de Dickens. Après un grand amour de jeunesse pour Maria Beadnell, il épouse Catherine, dont il se séparera après vingt-deux ans (pas divorce, séparation). Dix enfants sont nés de ce mariage. A l'époque de cette séparation l'actrice Ellen Ternan était-elle sa maîtresse? Ackroyd pense que non, Sylvère Monod que oui...
Quant à Maria Beadnell, elle lui servira de modèle pour Flora Finching de La petite Dorrit. Toute une histoire là encore! Il la revoit après des années et est vraiment déçu de sa tranformation avec le temps, et il écrit dans son roman:
"Les yeux de Clennam ne furent pas plus tôt tombés sur l'objet de son ancienne passion qu'elle se brisa et tomba en morceaux." Je passe sous silence des passages encore plus cruels...
Après sa séparation avec sa femme, il se propose de lancer une revue où paraitraient ses romans et aussi ceux de Wilkie Collins; sa première idée de titre était "Harmonie familiale" mais il accepta de changer pour "All the year round"!
Peter Ackroyd donne aussi aperçu de la personnalité de Dickens. Pas toujours facile à vivre, ce génie! Il avait tendance à vouloir tout régenter. Et pourtant :
"Personne au monde n'est plus enclin que moi à reconnaître qu'il est dans son tort, déclara-t-il un jour à Frith en ne plaisantant qu'à moitié, seulement - je ne suis jamais dans mon tort." Gonflé quand même!
La dernière partie du livre porte beaucoup sur les lectures publiques de ses romans par Charles Dickens, dans tout le Royaume-uni et même en Amérique! Plus qu'une lecture, c'était une véritable mise en scène, Dickens se donnait à fond et préparait tout en détail, répétant des heures avant. Le succès était phénoménal! Cela dura quinze ans et Dickens continua jusqu'au bout malgré son épuisement.
Il meurt en juin 1870.
Conclusion:
Peter Ackroyd consacre des passages passionnants au travail de ce grand écrivain, comment ses histoires et se personnages prenaient vie. Chaque roman est évoqué, depuis les prémices des premières idées, jusqu'au mot e la fin, en passant par une étude éclairante de l'oeuvre. Ce qui fait de cette biographie une belle étude de l'oeuvre de Dickens, parfaitement insérée dans sa vie.
Ce livre représente des années de travail : il avait résolu de lire au moins trois fois tout ce que Dickens avait jamais écrit, c'est-à-dire ses lettres, articles et romans. Plus des recherches biographiques et bibliographiques. Il dit que lire tous ses romans une seule fois prend trois à quatre mois...
Cette biographie est absolument indispensable et donne envie de se plonger dans la lecture des oeuvres de Dickens, avec une nouveau regard!
Je suis d'ailleurs actuellement plongée dans la lecture de Bleak House (La maison d'Apre-Vent)
Voici son portrait exécuté en 1859 par William Frith, tableau dont Dickens disait qu'il donnait un peu trop l'impression "que mon plus proche voisin est mon ennemi mortel, qu'il n'est pas assuré et que je viens d'apprendre que sa maison est en feu".
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