La fugitive
Marcel Proust
La pleiade, 1983
Couverture chez GP Flammarion, moins tristounette
Ce roman posthume, suite de La Prisonnière, pâtit à mon avis du découpage de l'éditeur en deux volumes. D'ailleurs pour son oeuvre entière Proust ne les désirait pas et le lecteur ne devrait pas en tenir compte. Non qu'il faille tout lire d'affilée, mais en sachant garder la main sur le contenu.
Alors? Eh bien c'était fatal, à force de dire à Albertine que c'est fini, qu'il vaut mieux se séparer, "Mademoiselle Albertine est partie!" annonce un matin Françoise au narrateur. Lequel, il fallait le craindre (!), se lance dans de longues analyses de ses sentiments douloureux qu' il cherche à tromper ou atténuer en agissant, bon, agissant à sa méthode habituelle : il envoie Saint Loup enquêter discrètement sur Albertine réfugiée chez sa tante, il hésite à écrire, puis à répondre à Albertine, lui dit de ne pas revenir en espérant qu'elle comprendra le contraire.
Coup de tonnerre : il apprend la mort d'Albertine dans un accident. Et là, je dois l'avouer, les belles pages ponctuées du leitmotiv "Albertine est morte" m'ont paru extrêmement poignantes, la douleur du narrateur passe bien (alors qu'auparavant il m'était assez indifférent)
Maintenant il lui semble possible de connaître la vérité sur les goûts d'Albertine, il envoie Aimé se renseigner, il interroge Andrée, pour n'obtenir que des faits flous, contradictoires, dont la crédibilité, il le sait, dépend de lui-même.
Il sait aussi qu'un jour il n'aura qu'indifférence à l'égard d'Albertine comme cela est arrivé avec Gilberte et détaille les étapes de son retour à l'indifférence: retrouver Gilberte Swan, devenue Gilberte de Forcheville par adoption, des conversations avec Andrée, amie d'Albertine, et séjour à Venise avec sa mère.
Proust à Venise, bien sûr que j'attendais ces pages...
Juste un passage au sujet des anges (Tableau : La déploration du Christ, Giotto, 1304-1306)
"Ce sont de petits êtres qui ne manquent pas de voltiger devant les saints quand ceux-ci se promènent; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d'eux, et comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d'ailes qui leur permettent de se maintenir dans des positions contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plus penser à une variété disparue d'oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros s'exerçant au vol plané, qu'aux anges de l'art de la Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le maintient est habituellement le même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés."
Albertine lui est indifférente, il est apaisé, et c'est l'amour pour sa mère qui l'éblouit. Lors de leur retour en train, les sentiments de la mère pour la grand mère du narrateur sont à nouveau dépeints, puis par le biais d'un mariage inattendu les deux côtés de Méséglise/Swann et Guermantes sont réunis, la boucle est bouclée, le narrateur réside à Tansonville chez Gilberte, et s'ouvre enfin Le temps retrouvé.
Un pas vers l'écriture?
Enfin un article du narrateur paraît dans le Figaro. Ses réflexions s'engagent sur un terrain où sans doute Proust se révèle.
"Mais pour d'autres amis, je me disais que, si l'état de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir, il serait agréable de continuer à écrire, pour avoir par là accès auprès d'eux, pour leur parler entre le lignes, les faire penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur coeur. Je me disais cela, parce que les relations mondaines ayant tenu jusqu'ici une place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus m'effrayait, et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi l'attention de mes amis, peut-être d'exciter l'admiration, jusqu'au jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me consolait; je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, volontaire, qu'eux ne pouvaient me donner et que je pouvais trouver non en causant avec eux, mais en écrivant loin d'eux; et que, si je commençais à écrire pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde, peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et la situation que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde, mais dans la littérature."
Que retenir?
Une analyse fine et subtile de la douleur de la rupture et du deuil, de l'oubli par intermittences puis s'installant, la douceur du souvenir, l'impossibilité de vraiment connaître une vérité, les témoins mentant ou cachant pour tant de raisons.
Un indispensable chaînon de A la recherche du temps perdu, qu'il ne convient sans doute pas d'attaquer par ce titre, au risque d'abandonner.
La ported'entrée vers le magnifique Temps retrouvé, que j'ai commencé dans la foulée et tient ses promesses, miam!
Une lecture commune avec maggie (voir son billet, très très chouette, et plein d'humour. Si après cela vous résistez encore...)
Rappel : à l'automne, on parle d'une lecture commune de Du côté de chez Swann...
Les avis de Romanza (qui a lu tout A la recherche du temps perdu en un an...)
Voir aussi les flâneries proustiennes chez Margotte.
@ Karine:)
Euh, sans vouloir te vexer il me semble que tu es une grand fille maintenant et que tu peux aborder ce cher Marcel...
Imagine que tu tombes en amour de ses phrases et de ses subtilités? C'est le "mal" que je te souhaite, vraiment!
Marcel Proust
La pleiade, 1983
Couverture chez GP Flammarion, moins tristounette
Ce roman posthume, suite de La Prisonnière, pâtit à mon avis du découpage de l'éditeur en deux volumes. D'ailleurs pour son oeuvre entière Proust ne les désirait pas et le lecteur ne devrait pas en tenir compte. Non qu'il faille tout lire d'affilée, mais en sachant garder la main sur le contenu.
Alors? Eh bien c'était fatal, à force de dire à Albertine que c'est fini, qu'il vaut mieux se séparer, "Mademoiselle Albertine est partie!" annonce un matin Françoise au narrateur. Lequel, il fallait le craindre (!), se lance dans de longues analyses de ses sentiments douloureux qu' il cherche à tromper ou atténuer en agissant, bon, agissant à sa méthode habituelle : il envoie Saint Loup enquêter discrètement sur Albertine réfugiée chez sa tante, il hésite à écrire, puis à répondre à Albertine, lui dit de ne pas revenir en espérant qu'elle comprendra le contraire.
Coup de tonnerre : il apprend la mort d'Albertine dans un accident. Et là, je dois l'avouer, les belles pages ponctuées du leitmotiv "Albertine est morte" m'ont paru extrêmement poignantes, la douleur du narrateur passe bien (alors qu'auparavant il m'était assez indifférent)
Maintenant il lui semble possible de connaître la vérité sur les goûts d'Albertine, il envoie Aimé se renseigner, il interroge Andrée, pour n'obtenir que des faits flous, contradictoires, dont la crédibilité, il le sait, dépend de lui-même.
Il sait aussi qu'un jour il n'aura qu'indifférence à l'égard d'Albertine comme cela est arrivé avec Gilberte et détaille les étapes de son retour à l'indifférence: retrouver Gilberte Swan, devenue Gilberte de Forcheville par adoption, des conversations avec Andrée, amie d'Albertine, et séjour à Venise avec sa mère.
Proust à Venise, bien sûr que j'attendais ces pages...
Juste un passage au sujet des anges (Tableau : La déploration du Christ, Giotto, 1304-1306)
"Ce sont de petits êtres qui ne manquent pas de voltiger devant les saints quand ceux-ci se promènent; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d'eux, et comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d'ailes qui leur permettent de se maintenir dans des positions contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plus penser à une variété disparue d'oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros s'exerçant au vol plané, qu'aux anges de l'art de la Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le maintient est habituellement le même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés."
Albertine lui est indifférente, il est apaisé, et c'est l'amour pour sa mère qui l'éblouit. Lors de leur retour en train, les sentiments de la mère pour la grand mère du narrateur sont à nouveau dépeints, puis par le biais d'un mariage inattendu les deux côtés de Méséglise/Swann et Guermantes sont réunis, la boucle est bouclée, le narrateur réside à Tansonville chez Gilberte, et s'ouvre enfin Le temps retrouvé.
Un pas vers l'écriture?
Enfin un article du narrateur paraît dans le Figaro. Ses réflexions s'engagent sur un terrain où sans doute Proust se révèle.
"Mais pour d'autres amis, je me disais que, si l'état de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir, il serait agréable de continuer à écrire, pour avoir par là accès auprès d'eux, pour leur parler entre le lignes, les faire penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur coeur. Je me disais cela, parce que les relations mondaines ayant tenu jusqu'ici une place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus m'effrayait, et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi l'attention de mes amis, peut-être d'exciter l'admiration, jusqu'au jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me consolait; je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, volontaire, qu'eux ne pouvaient me donner et que je pouvais trouver non en causant avec eux, mais en écrivant loin d'eux; et que, si je commençais à écrire pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde, peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et la situation que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde, mais dans la littérature."
Que retenir?
Une analyse fine et subtile de la douleur de la rupture et du deuil, de l'oubli par intermittences puis s'installant, la douceur du souvenir, l'impossibilité de vraiment connaître une vérité, les témoins mentant ou cachant pour tant de raisons.
Un indispensable chaînon de A la recherche du temps perdu, qu'il ne convient sans doute pas d'attaquer par ce titre, au risque d'abandonner.
La ported'entrée vers le magnifique Temps retrouvé, que j'ai commencé dans la foulée et tient ses promesses, miam!
Une lecture commune avec maggie (voir son billet, très très chouette, et plein d'humour. Si après cela vous résistez encore...)
Rappel : à l'automne, on parle d'une lecture commune de Du côté de chez Swann...
Les avis de Romanza (qui a lu tout A la recherche du temps perdu en un an...)
Voir aussi les flâneries proustiennes chez Margotte.
Partager cet article
Commenter cet article
A_girl_from_earth
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
Aifelle
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
Cachou
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
clara
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
Dominique
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
dominique
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
Yv
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
céline
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
Kathel
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
maggie
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
A_girl_from_earth
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
Manu
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
Aifelle
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
A_girl_from_earth
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
Margotte
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
Malika
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
claudialucia ma librairie
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
Karine:)
Il y a 1 an
keisha
Il y a 1 an
@ Karine:)
Euh, sans vouloir te vexer il me semble que tu es une grand fille maintenant et que tu peux aborder ce cher Marcel...
Imagine que tu tombes en amour de ses phrases et de ses subtilités? C'est le "mal" que je te souhaite, vraiment!
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Les commentaires sont modérés, histoire de vous éviter des cases à cocher pour prouver que vous n'êtes pas un robot.