Précis de médecine imaginaire
Emmanuel Venet
Verdier, 2005
Marcher droit, tourner en rond, roman paru en août, m'a tellement enchantée que je poursuis avec l'auteur, avec cette fois de courts textes d'une ou deux pages, autobiographiques et médicaux, voire pianistiques ou psychiatriques, si j'ose dire, toujours bourrés d'ironie discrète et d'autodérision de bon aloi, et absolument gouleyants à savourer, à petites gorgées bien sûr.
Allez, je copie le texte intitulé Hypocondrie
"J'ai oublié comment le h de l'hypocondre s'est perdu dans la construction du néologisme, mais je reste confondu par ce qui se cache de souffrance morale sous nos plus basses côtes: la bile noire du mélancolique, le spleen sur lequel pèse à jamais un couvercle de nuages, l’excitation des dératés, et cette haute figure de la passion morbide que représente l'hypocondrie. On ne peut avoir plus d'un ami hypocondriaque sous peine de devenir fou soi-même. Pour moi ce fut Bernard Simeone, poète et traducteur, sans doute l'hypocondriaque le plus abouti que j'aie jamais rencontré. Il m'a passé des milliers de coups de téléphone à toutes les heures du jour ou de la nuit, pour m'entretenir de ses symptômes et de ses inquiétudes. Dès l'adolescence, il ne souffrait jamais de banals maux de tête mais toujours de tumeurs cérébrales. Comme il s'était documenté, il n'envisageait que des tumeurs à fort degré de malignité dans des localisations inaccessibles au chirurgien. Il a du rédiger son premier testament à l'âge de quinze ans, en écoutant du Ravel. Entre vingt et trente ans, après un bref passage en faculté de médecine, il se spécialisa dans la leucémie aiguë foudroyante, dont il avait trouvé des formes gratinées dans les traités de pathologie. Il appelait purpura fulminans un grain de beauté, se palpait les ganglions à longueur de journées, et se diagnostiquait à la moindre occasion une anémie maligne ou une aplasie médullaire. A la même époque il s'enticha de Rilke, dont la légende veut qu'il soit mort de ce mal après une piqûre de rosier. Rilke se savait atteint d'une modification mal connue des cellules du sang, mais sans doute son entourage supportait-il mal qu'il rende les armes pour une histoire de globules. Entre deux lymphomes, Bernard s'autorisait des méningites ou al tuberculose, mais ces escapades vers des maladies curables ne duraient pas. En outre, il passait tout son temps à écrire ou à lire dans son appartement, ce qui le tenait à l'écart des rosiers. A la trentaine, devenu moins romantique, il se focalisa sur la fonction digestive. C'est le triste sort de bien des hypocondries, commencées brillamment et finissant en eau de boudin. J'ai dû assurer des centaines de consultations téléphoniques pour des diarrhées bizarres, des flatulences inhabituelles ou d'inexplicables baisses d'appétit. Bernard était un érudit: après l'évocation de son intimité la plus triviale, on parlait de littérature ou de politique, et il guérissait pour une heure ou deux. Son médecin généraliste s'arrachait les cheveux.
Peu après quarante ans, Bernard s'est mis à présenter de vrais symptômes, qui l'ont guéri de son hypocondrie. Lui qui consultait pour un oui ou pour un non, il les a laissé évoluer plusieurs mois avant de donner l'alerte, sans doute par peur de déchiffrer les sinistres messages qu'ils lui adressaient: un cancer rarissime du duodénum, diagnostiqué trop tard et de toute manière peu guérissable. Bernard en est mort en moins de deux ans. Il nous a laissé, outre une oeuvre poétique inachevée, une énigme inscrite à même son corps: la maladie avait débuté sous les dernières côtes, au lieu même de son origine imaginaire."
Les avis de Cécile, charybde, claro,
Si mon billet ne vous convainc pas, allez lire ces avis...
Emmanuel Venet
Verdier, 2005
Marcher droit, tourner en rond, roman paru en août, m'a tellement enchantée que je poursuis avec l'auteur, avec cette fois de courts textes d'une ou deux pages, autobiographiques et médicaux, voire pianistiques ou psychiatriques, si j'ose dire, toujours bourrés d'ironie discrète et d'autodérision de bon aloi, et absolument gouleyants à savourer, à petites gorgées bien sûr.
Allez, je copie le texte intitulé Hypocondrie
"J'ai oublié comment le h de l'hypocondre s'est perdu dans la construction du néologisme, mais je reste confondu par ce qui se cache de souffrance morale sous nos plus basses côtes: la bile noire du mélancolique, le spleen sur lequel pèse à jamais un couvercle de nuages, l’excitation des dératés, et cette haute figure de la passion morbide que représente l'hypocondrie. On ne peut avoir plus d'un ami hypocondriaque sous peine de devenir fou soi-même. Pour moi ce fut Bernard Simeone, poète et traducteur, sans doute l'hypocondriaque le plus abouti que j'aie jamais rencontré. Il m'a passé des milliers de coups de téléphone à toutes les heures du jour ou de la nuit, pour m'entretenir de ses symptômes et de ses inquiétudes. Dès l'adolescence, il ne souffrait jamais de banals maux de tête mais toujours de tumeurs cérébrales. Comme il s'était documenté, il n'envisageait que des tumeurs à fort degré de malignité dans des localisations inaccessibles au chirurgien. Il a du rédiger son premier testament à l'âge de quinze ans, en écoutant du Ravel. Entre vingt et trente ans, après un bref passage en faculté de médecine, il se spécialisa dans la leucémie aiguë foudroyante, dont il avait trouvé des formes gratinées dans les traités de pathologie. Il appelait purpura fulminans un grain de beauté, se palpait les ganglions à longueur de journées, et se diagnostiquait à la moindre occasion une anémie maligne ou une aplasie médullaire. A la même époque il s'enticha de Rilke, dont la légende veut qu'il soit mort de ce mal après une piqûre de rosier. Rilke se savait atteint d'une modification mal connue des cellules du sang, mais sans doute son entourage supportait-il mal qu'il rende les armes pour une histoire de globules. Entre deux lymphomes, Bernard s'autorisait des méningites ou al tuberculose, mais ces escapades vers des maladies curables ne duraient pas. En outre, il passait tout son temps à écrire ou à lire dans son appartement, ce qui le tenait à l'écart des rosiers. A la trentaine, devenu moins romantique, il se focalisa sur la fonction digestive. C'est le triste sort de bien des hypocondries, commencées brillamment et finissant en eau de boudin. J'ai dû assurer des centaines de consultations téléphoniques pour des diarrhées bizarres, des flatulences inhabituelles ou d'inexplicables baisses d'appétit. Bernard était un érudit: après l'évocation de son intimité la plus triviale, on parlait de littérature ou de politique, et il guérissait pour une heure ou deux. Son médecin généraliste s'arrachait les cheveux.
Peu après quarante ans, Bernard s'est mis à présenter de vrais symptômes, qui l'ont guéri de son hypocondrie. Lui qui consultait pour un oui ou pour un non, il les a laissé évoluer plusieurs mois avant de donner l'alerte, sans doute par peur de déchiffrer les sinistres messages qu'ils lui adressaient: un cancer rarissime du duodénum, diagnostiqué trop tard et de toute manière peu guérissable. Bernard en est mort en moins de deux ans. Il nous a laissé, outre une oeuvre poétique inachevée, une énigme inscrite à même son corps: la maladie avait débuté sous les dernières côtes, au lieu même de son origine imaginaire."
Les avis de Cécile, charybde, claro,
Si mon billet ne vous convainc pas, allez lire ces avis...
Commentaires
Je connais quelqu'un atteint de cette maladie. Le pire c'est que souvent l'excès d'angoisse conduit à la maladie organique !