La cote 400
Sophie Divry
Les allusifs, 2010
Après La condition pavillonnaire sans histoire palpitante et plutôt susceptible d'abattre le moral (et j'avais adoré!) j'avais fortement envie de lire les autres romans de Sophie Divry.
La cote 400 est celle des langues, selon la classification de Dewey, nommée maintenant classification universelle. Excellent titre pour ce mince volume dans lequel s'exprime tout du long une bibliothécaire responsable du rayon 'géographie', face à un usager retrouvé dormant dans son sous-sol, à deux heures de l'ouverture habituelle de l'établissement. Ce texte sans paragraphes, virevoltant d'une idée à l'autre, y revenant, etc. permet de connaître la vie de cette femme (abandonnée par l'homme suivi dans cette petite ville, dorénavant fascinée par un jeune étudiant, Martin) et son métier (Dewey, tout ça). Plutôt aigrie, déçue par l’existence, ses supérieurs, la voilà qui s'anime un peu plus positivement à évoquer les lecteurs ou futurs lecteurs qu'elle apprécie, finalement, de conduire vers la lecture.
Alors, à lire au premier degré, mis à part la multitude d'informations intéressantes sur les bibliothécaires, y compris au cours de l'histoire, cela ne semble guère intéressant, voire ennuyeux. Mais que nenni! Encore une fois mieux vaut ne pas lire Sophie Divry trop franco, et gratter sous la surface. Ainsi l'on s'amuse fort de cette logorrhée parfois caustique, ces cotes qui reviennent telles des gags, la rumination de la trahison d'Arthur (oui, il se nommait Arthur), ses opinions tranchées sur quasiment tous les sujets. Et l'on aborde quasiment tous les problèmes se posant actuellement aux bibliothèques, face à un certain désamour de la lecture.
"Quand je vois, à la rentrée, tous ces livres niaiseux qui envahissent les librairies alors qu'ils ne sont, quelques mois plus tard, plus bons qu'à se vendre au kilo. Tous ces bouquins qui vous sautent dessus par centaines, quatre-vingt-dix-neuf pour cent sont juste bons à envelopper les sardines. Pour les bibliothécaires, c'est une calamité. Le pire, ce sont les livres-express, les livres d'actualité: sitôt commandés, sitôt écrits, sitôt imprimés, sitôt télévisés, sitôt achetés, sitôt retirés, sitôt pilonnés. Les éditeurs devraient inscrire à côté du prix la date de péremption, puisque ce sont juste des produits de consommation. Non, vraiment, la rentrée au rayon littérature ce n'est pas ma tasse de thé. (...) Les lecteurs nous assaillent chaque jour pour obtenir le dernier livre dont ils ont entendu parler la veille à la radio. Ils exigent qu'il soit en rayon immédiatement. Il faut résiste, tempérer. Parmi les ouvrages qui sortent en automne, il faut sélectionner la poignée qui s'avèrent dignes d'entrer dans nos rayonnages. C'est un travail de titan. Un travail harassant. Qui n'est plus fait d'ailleurs, plus du tout."(pages 39 et 40, à suivre)
"Empruntez, car autant l'accumulation matérielle appauvrit l'âme, autant l'abondance culturelle l'enrichit.Ma culture ne s'arête pas là où commence celle d'autrui."
Dans la foulée ou presque, je me suis penchée sur
Rouvrir le roman
Essai
Sophie Divry
Notabilia, 2017
200 pages bourrées de marques pages, il y aurait des pages entières à citer, mais pas question. Sophie Divry s'adresse au romanciers, bien sûr, et aussi aux lecteurs. Aux premiers elle propose des pistes à explorer, aux seconds elle permet de réfléchir quand ils ouvrent un roman. Je précise que le tout est parfaitement lisible par quelqu'un qui comme moi n'a pas fait d'études littéraires et n'aime guère voir les phrases parsemées régulièrement de termes techniques. Sophie Divry parle beaucoup du Nouveau Roman, pas forcément pour le défendre à tout crin (à mon avis). Si j'ai bien compris, l'idée qu'on se fait parfois du roman date des classiques du 19ème siècle (et j'en connais d'excellents), mais les Tristram Shandy, Don Quichotte ou La vie de Henry Brulard, "texte autobiographique rempli de plans et de croquis, [qui] ne fut publié que cinquante année après sa mort" prouvent que les explorations expérimentales ne datent pas d'aujourd'hui.
J'ai forcément aimé retrouver quelques auteurs américains, le William Glass du Tunnel (croyez-moi, un truc comme ça, vois n'en lisez pas souvent)." Lire Le Tunnel n'est pas chose aisée, car c'est se confronter physiquement à la phrase de l'auteur américain. On en ressort essoré et ravi.Pour ceux qui cherchent le foisonnement, la défaillance et la métaphore, c'est une fête esthétique. Mais Le Tunnel m'a passionnée tout autant pour son style que pour ce que le héros raconte de son enfance américaine."
Et Proust dans tout ça?
"Chez Proust on est dominé par sa phrase. Soit on refuse la lecture, soit on plie, on cède face à son autorité. Ce qui nous paraissait d'abord obscur devient lumineux, ce qui nous donnait de la peine est source de joie. L'histoire, quasi absente, on est incapable de la raconter. La qualité de l'écriture, la jouissance des mots suffisent à nous procurer le désir d'y retourner. A l'inverse, un mauvais style fera perdre tout intérêt à une histoire, même des plus romanesques (on a tous un jour acheté un roman pour l'histoire qu'il contenait, sans arriver à le finit pour cause d'inanité stylistique).
"Mais attention: s'il n'y a pas d'obligation à écrire un récit, il n'y a pas de honte non plus.
La littérature de recherche a voulu libérer le roman de l'obligation de schéma narratif linéaire, pas le corseter dans une autre obligation. Refuser l'intrigue-histoire n'est pas en soi plus artistique que de l'embrasser. Un romancier est libre de s'ouvrir à la narration quand il le désire, et de s'en débarrasser quand c'est utile. Car, enfin, la narration peut être autre chose que secret-de-famille-enfin-dévoilé, petites-quêtes-convergentes, tous-différents-mais-on-s'accepte, obstacles-nombreux-mais-l'amour-triomphe... (...) on pourrait chercher dans d'autres directions. "(suivent des pistes)p 198
En définitive, je n'ai pas eu envie de me prendre la tête à sortir un joli billet structuré, en sortant de cet essai plutôt tonifiant, fourmillant d'idées, critiquable sans doute mais ayant le mérite de revenir à des écrits 'théoriques' , ce qui pour un romancier est un retour à une tradition semble-t-il délaissée. J'ai trouvé le tout plutôt ouvert et en retiens que le romancier (et le lecteur) ne doivent pas se laisser enfermer et faire usage de leur curiosité.
Mes envies de lecture futures n'en sont pas sorties indemnes, oui, je vais reprendre Tristram Shandy, oui, je vais lire L'arc-en-ciel de la gravité, oui je reprendrai 2666, oui je sortirai le Butor de ma PAL 'historique', oui je veux continuer avec Genette, Pérec, mais je continuerai à lire Balzac et du feel good, na!
Des avis chez Sandrine,(tu sais, j'aurais dû prendre plus de notes, j'avais déjà oublié ce qu'elle dit de Bergounioux!) , Papillon, Marque-pages,
Commentaires
Il me reste à lire celui dont tu parles, puisqu'il semble que cette auteur me convient bien! (tu sais comment je fonctionne : TOUT lire ^_^)
Rouvrir le roman, en tant qu'essai plutôt lisible, pourrait trouver grâce à tes yeux?
Bon weekend.
(oui, je sais, Confiteor)
En effet ses 'romans' peuvent avoir un côté exercices de style et désarçonner.
Arno Schmidt, oui, j'ai croisé son nom déjà.
Je vous inscris pour le Challenge de la planète Mars, avec le "Curiosity" de Sophie Divry que vous venez de me signaler?
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola