Djann
Andrei Platonov
Ginkgo éditeur
Petite bibliothèque slave
Traduit par Lucile Nivat
" Nous sommes Djann, répondit le vieil homme ; il apparut alors, selon ses dires, que toutes les petites tribus, les familles, ou les simples groupes d'hommes et de femmes en train de s'éteindre progressivement qui peuplent les endroits inhospitaliers du désert, de l'Amou-Daria et de l'Oust-Ourt se nomment indifféremment Djann. C'est leur commun surnom; il leur a été donné jadis par les riches baï parce que Djann c'est l'âme, et que les malheureux en train de disparaître n'ont à eux que leur âme, c'est-à-dire la capacité de sentir et de souffrir. Par conséquent le mot 'Djann' n'est qu'une moquerie de riche aux dépens du pauvre. Les baï pensaient que l'âme c'est uniquement le désespoir, mais eux-mêmes ont justement péri à cause de djann - leur propre dajnn, leur propre capacité à sentir, à souffrir, à penser et lutter était chez eux portion congrue, c'est la richesse des pauvres..."
Issu de ce groupe, Najar Tchagataïev a été envoyé à Moscou par sa mère, et maintenant, diplômé, il est missionné en Asie Centrale (on est parfois près de Khiva) retrouver son peuple et l'amener vers de meilleures conditions de vie. "Il se bornait, ce peuple, à creuser des canaux dans le sol, mais le courant amenait de nouveaux dépôts et le peuple recommençait à déblayer, à rejeter la terre inutile, puis les flots troubles rejetaient un nouveau limon qui recouvrait une nouvelle fois leur travail, et de ce travail, il ne restait plus trace."
Il faut dire qu'ils vivent ou survivent dans un coin désertique, sans eau, abandonné... C'est la famine, beaucoup meurent. Najar lui-même doit livrer un dur combat contre des vautours (hallucinant, ce passage) pour les sauver.
Drôle d'histoire, qui demeurerait floue et intemporelle sans quelques indications (Staline, Khiva) et dont l'atmosphère et l'écriture ont su me plaire, une sorte de poème (en prose) épique, pas forcément réaliste, mais décrivant cependant fort bien l'environnement :
"La nuit obscure recouvrit de ténèbres la ville d'argile, dans la tchaïkhana les voix des hôtes se turent (...) et le patron ferma la cheminée du samovar avec un solide couvercle pour que le charbon non brûlé languisse dans le conduit jusqu'au matin."
Ce roman aurait dû se terminer autrement, ai-je appris, il faut dire qu'à l'époque on n'écrivait pas ce qu'on désirait. Né en 1899, mort en 1951, communiste mais pas fan de Staline, Platonov est interdit de publication à la fin des années 40. Certains (très très rares) passages paraissent ambigus, mais peuvent se comprendre dans le contexte, tels "Il ne savait ce qu'il devait faire ici en ce moment, pour apprendre à ce petit peuple le socialisme. Il ne pouvait plus désormais le laisser mourir seul, car lui-même, que sa mère avait abandonné dans le désert, avait été recueilli par un berger, et par le pouvoir soviétique. Et Staline, un homme inconnu, l'avait nourri et préservé pour qu'il vive et s'épanouisse."
Comme l'éditeur continue à contribuer gentiment à ma connaissance de la littérature russe (merci à lui), j'ai reçu aussi deux autres romans de Platonov, et si l'écriture est aussi délicate, je continue! J'ai déjà lu Makar pris de doute, assez acerbe (Staline n'a pas trop aimé, c'est un signe)
Avis Babelio,
Commentaires
Je n'ai, hélas, jamais lu Platonov mais il est fort possible, dès que j'aurais un moment, que j'aille y mettre le nez. Merci !