lundi 28 mars 2022

Une sortie honorable


 Une sortie honorable

Eric Vuillard

Actes sud, 2022


Existe-t-il une sortie honorable à une guerre? Citons les dernières lignes du livre : "Dans l'espérance dérisoire d'une sortie honorable, il aura fallu trente ans, et des millions de morts, et voici comment tout cela se termine: trente ans pour une telle sortie de scène. Le déshonneur eut peut-être mieux valu."

Ces événements dans le sud-est asiatique, a priori, on se dit connaître, on n'a guère envie de s'y plonger. Quelle erreur! Eric Vuillard rendrait passionnant le Bottin! Du début (les conditions effroyables de l'exploitation des coolies dans les plantations) à la fin (la débâcle américaine), c'est absolument grandiose. La prose de Vuillard est précise, caustique, ironique, usant de tournures et mots détonants dans un classicisme apparent.

Le gros du roman (mais est-ce un roman?) s'intéresse peu à ce qui se déroule sur le terrain, et beaucoup aux tripatouillages des messieurs de la finance, des gros industriels, des banquiers, des politiques. Y compris la famille Dulles (l'un proposait deux bombes atomiques aux français pour régler le problème), dont les intérêts contrariés les conduisit à agir sans état d'âme au Guatemala, au Congo, en Iran; alors l'Indochine, pourquoi se gêner?

On en ressort écœuré, révolté, et épaté par le talent de Vuillard, aussi. A lire absolument, 200 pages qui doivent se caser dans votre emploi du temps.

Avis babelio


lundi 21 mars 2022

Miracle à la combe aux aspics

 


Miracle à la combe aux aspics

Ante Tomic

Editions noir sur blanc, 2021

Traduit par Marko Despot


Chez Lectures sans frontières  je suis tombée sur ce roman croate, qui semblait parfait pour élargir mes lectures! Parfait aussi pour le mois de l'Europe de l'est.

Une belle surprise que ce roman pas du tout plombant, fantaisiste, parfois barré dans les dialogues (ça j'adore). La famille Aspic, disons, le père et ses quatre fils, vivent à l'écart du monde dans la fameuse combe, se nourrissant principalement de polenta. Ne payant pas leurs factures d'électricité, ils voient arriver deux employés de l'Intercommunale d'électricité, qui vont vivre des moments éprouvants.

Voilà que le fils aîné, peu sorti de chez lui en dehors de la guerre quinze ans auparavant, se met en tête de se trouver une femme, mission impossible se dit-on, sauf qu'il a déjà une idée sur l'identité de la demoiselle de son choix!

Il faut découvrir les aventures de tout un lot de personnages bruts de décoffrage mais finalement sympathiques, contées avec beaucoup de verve et d'humour.

Avis babelio, kathel, Jean-Marc

jeudi 17 mars 2022

Les contes de Mala Strana


Les contes de Mala Strana

Jan Neruda

Ginkgo éditeur, 2021

Traduit par François Kerel

Préface de Jan Rubes 


Parus à Prague en 1878, ces 'contes' sont plutôt de courtes nouvelles se déroulant dans le quartier pragois de Mala Strana et mettant en scène des personnages divers, commerçants, ouvriers, militaires, aubergistes, médecins, étudiants, souvent sous le regard d'un gamin narrateur. 

C'est très vivant, pittoresque, parfois amusant ou plus triste, les descriptions des personnages sont précises et bien vues. Citons deux messieurs fâchés assis régulièrement à la même table d'une taverne, se réconcilieront ils? Des étudiants papotant tout en haut d'une maison, un médecin ne consultant pas. 

Mais mes préférés demeurent ceux où le gamin se laisse enfermer la nuit à l'église, histoire d'assister à la messe dite par saint Wenceslas lui-même, ou son projet, avec trois chenapans complices, de se rendre maîtres de la forteresse et de libérer le pays du joug autrichien, carrément!

Et mademoiselle Mary, quelles tombes fleurit-elle à la Toussaint? Ou comment fumer peut couler une boutique. Ou les bavardages changer des destins.

lundi 14 mars 2022

Dans le sillage des corbeaux


 Dans le sillage des corbeaux

Pour une éthique multispécifique

Thom Van Dooren

Suivi d'une nouvelle de Vinciane Despret

Mondes sauvages Pour une nouvelle alliance

Actes sud, 2022

Traduit par Amanda Prat-Giral



Lors du dernier Masse critique de Babelio, mon oeil (vigilant) a été attiré par deux titres de cette collection, et les corbeaux ont atterri dans ma boite aux lettres. De Vinciane Despret j'avais lu (et approuvé) Habiter en oiseau et Autobiographie d'un poulpe. 

Les corvidés habitent partout sur notre Terre, parfois florissants, parfois en voie d'extinction. L'auteur a voyagé, discuté, réfléchi, et souvent a présenté les idées selon des perspectives différentes, sans prendre parti. J'ai beaucoup aimé ses questionnements, virant volontiers vers la philosophie. C'est absolument fascinant, les neurones grésillent (selon l'expression de la blogueuse Nicole).

A Brisbane, les corbeaux se sentent chez eux, au grand dam de certains habitants qui n'hésitent pas à agir de façon radicale. A Hawaaï, les 'alala' sont en grand danger, mais les populations ont leur héritage culturel à préserver. A Rotterdam, là ce sont des corneilles non originaires arrivées sur un bateau qui vont poser problème. Dans le désert des Mojaves, différentes recherches fort technologiques voudraient éviter que les corbeaux ne mettent en péril la survie d'une espèce de tortues. Pour terminer, direction Rota, iles Mariannes, où les aga vont disparaître (peut-être) pour des raisons pas encore totalement éclaircies.

On le devine, les espèces différentes (dont la notre) doivent vivre ensemble ou en tout cas apprendre à le réaliser. L'une des idées les plus belles développées est celle de l'espoir chez les corneilles; de toute façon, on en apprend beaucoup sur elles, et on ne les regardera (et les entendra) plus de la même façon.

Pour 'rendre ma copie' dans le mois, j'ai du lire un peu vite parfois, ce livre est dense, intelligent, et une deuxième lecture serait nécessaire pour moi. Certains passages sont plus ardus et demandent réflexion tout en lisant, cependant ils proposent je le sens leur propre récompense.

Allez, juste pour le plaisir, le corbeau aux sports d'hiver?

Avis babelio

jeudi 10 mars 2022

Guerre et guerre


 Guerre et guerre

Laszlo Krasznahorkai

Cambourakis, 2013


Après La mélancolie de la résistance, je savais qu'il me faudrait revenir à l'auteur, ce que j'ai fait avec l'opuscule La venue d'Isaïe, où l'on fait connaissance de Korim, héros de Guerre et guerre.

Si vous voulez un résumé exhaustif de Guerre et guerre, Wikipedia le fait très bien. En gros, disons que Korim est archiviste dans une petite ville de Hongrie, il découvre un manuscrit dans un dossier, dont la lecture va changer sa vie. Il faut dire que Korim est un homme seul, triste, dépressif, mais prompt à raconter sa vie, ce qui le sauvera de la bande de jeunes voulant l'attaquer (et fuyant sa logorrhée inquiétante) et ne l'empêchera pas de parler des journées entières à une portoricaine ne comprenant pas le hongrois. Ceci à New York, où il veut écrire et poster sur le net - pour l'éternité pense-t-il- le contenu du manuscrit.

Et ledit contenu? Hé bien, le lecteur suit quatre personnages, au fil du temps, et un cinquième, encore plus mystérieux. Les lieux? La Crète voici quelques millénaires, l'achèvement au 19ème siècle de la cathédrale de Cologne, une élection de doge vénitien au 15ème siècle, etc., je passe.

Je préviens : pour apprécier ce roman, il faut accepter de se laisser porter par l'écriture de l'auteur (ouf, les paragraphes d'une seule phrase sont numérotés) et ça vaut la peine, j'avoue ne pas avoir tout compris, mais impossible de lâcher, c'est un roman absolument unique (heu non, les autres de l'auteur sont du même tonneau).

Bref, la guerre, la violence, on n'en sort pas, même à New York le pauvre Karim la voit ou la subit.

Je m'apprêtais à tâcher d'expliquer cette écriture fabuleuse, mais, merci!, l'auteur a décrit lui-même celle du manuscrit, et finalement c'est exactement mon ressenti. Mais quelle expérience incroyable de lecture, quelle découverte!

" le manuscrit n'avait qu'un seul propos : écrire la réalité en boucle jusqu'à la folie, imprimer les scènes dans l'imaginaire du lecteur avec des détails délirants et des répétitions qui relevaient de la maniaquerie, c'était comme si l'auteur, expliqua Karim, et ce n'était pas une image, s'était servi, en guise de style et de mots, de ses ongles, pour graver les choses sur le papier et dans l'imaginaire du lecteur, car si l'accumulation de détails, les répétitions et les approfondissements rendaient la lecture plus difficile, tout ce qui était détaillé, répété, approfondi, restait gravé à jamais dans le cerveau, brain, et si les phrases se répétaient, l'auteur procédait à de fines modulations, ici la phrase était enrichie, là simplifiée, ici plus obscure, là plus limpide, et de façon étrange, fit Karim, songeur, cette répétition ne provoquait pas de crispation, d'agacement ou de lassitude chez le lecteur, non, cela lui permettait de se dissoudre, dit Karim en regardant le plafond, de se camoufler dans l'univers évoqué, mais bon, il reviendrait sur le sujet plus tard, pour l'instant il devait reprendre le récit avec le voyage ..."

Avis babelio, Inganmic, mark et marcel


lundi 7 mars 2022

Le veau d'or / Les douze chaises

 


Le veau d'or

Ilf et Petrov

Ginkgo éditeur, 2021

Traduit par Alain Préchac



Paru en 1931, ce bon gros roman reprend le personnage de Les douze chaises. Mais ne pas l'avoir lu n'était pas gênant, et je dois dire qu'ensuite j'ai eu envie de découvrir Les douze chaises.

Grand Combinateur, Ostap Bender est finalement un escroc fort inventif, rêvant de s'installer à Rio de Janeiro, une fois qu'il aura dépouillé d'un million un millionnaire discret. Pour ce faire, le voilà acoquiné à Choura Balaganov, Mikhaël Panikovsky, et se déplaçant dans l'Antilope, taxi bien vieillot de Adam Kozlewicz, mécanicien hors pair avec sa guimbarde.

Et c'est parti! Dans une ville ressemblant à Odessa, vit Alexandre Koreïko, dont les détournements et autres ficelles l'ont conduit à amasser un joli paquet. Acceptera-t-il de se délester d'un million?

Allez, je me suis bien amusée à découvrir ces aventures contées avec ironie et causticité, tout le monde en prend pour son grade, les allusions à la situation soviétique sont nombreuses. Un plan quinquennal à terminer en quatre ans, des entreprises dont les employés n'en fichent pas une rame, des appartements communautaires, tout y passe ou presque.

Le tout paru quand Staline était au pouvoir. 

Avis babelio

Le début (voir site de l'éditeur   , éditeur que je remercie chaudement)

On doit aimer les piétons. Les piétons représentent la plus grande partie de l’humanité. Et non seulement la plus grande, mais la meilleure. Ce sont les piétons qui ont créé l’univers. Ce sont eux qui ont construit les villes, édifié des immeubles à plusieurs étages ; qui ont posé des canalisations et des conduites d’eau ; eux qui ont pavé les rues et les ont éclairées au moyen d’ampoules. Ce sont eux qui ont implanté la civilisation dans les cinq parties du monde, qui ont inventé l’imprimerie, imaginé la poudre ; qui ont jeté des ponts au-dessus des fleuves, déchiffré les hiéroglyphes, lancé le rasoir de sûreté, mis fin à la traite des nègres et établi qu’on pouvait préparer à partir des graines de soja cent quatorze plats savoureux et nourrissants. Et quand tout fut prêt et que notre planète-mère eut pris un aspect plus ou moins décent, alors les automobilistes firent leur apparition.  Il convient de noter que l’automobile a elle aussi été inventée par les piétons. Mais il semblerait que les automobilistes l’aient oublié, car ils ont aussitôt entrepris d’écraser les piétons, êtres dociles et policés. Créées par les piétons, les rues ont été accaparées par les automobilistes. Les chaussées ont doublé de largeur, tandis que les trottoirs se rétrécissaient aux dimensions d’un paquet de cigarettes. Et les piétons effrayés se sont mis à raser les murs.


Mais que découvris-je dans ma bibli : Les douze chaises, dont je m'emparai sur le champ.

Les douze chaises
Ilf et Petrov

Ginkgo, 2020

Traduit par Alain Préchac


Paru en 1928, époque pas encore sous la coupe stalinienne, et ça se sent. Comme pour Le veau d''or, les deux auteurs s'en donnent à coeur joie dans la critique, mais l'ambiance du peuple est plus détendue, et les personnages beaucoup plus déchaînés. Comme dans le second roman, le Grand Combinateur Ostap Bender est aux manettes; c'est un homme de moins de trente ans, au baratin enchanteur, escroc toujours, ayant tâté de la prison.

Cette fois il est associé à Vorobianinov, fonctionnaire tranquille dont la belle-mère récemment décédée lui a appris l'existence d'un trésor en bijoux caché dans une chaise faisant partie d'un lot de douze. Voilà le duo à la poursuite des chaises, jusqu'à Moscou, le long de la Volga, en Crimée, etc. Leur quête est aussi celle d'un prêtre moins chanceux.

Je me suis follement amusée à suivre leurs aventures, à découvrir une multitude de personnages bien campés, souvent loufoques. Les dialogues sont souvent un poil barrés, disons, fantaisistes, pleins de vivacité. Un grand don aussi pour les descriptions précises (et marrantes dans les détails).

Sans oublier les coups de griffe à la société et au pouvoir (les notes sont nombreuses si on veut s'instruire).

A découvrir!

Sur le site de l'éditeur j'apprends que :"llf et Petrov n’étaient pas d’accord sur la fin à donner à l’histoire . Ils tirèrent à pile ou face..."




jeudi 3 mars 2022

Mon bourricot


 Mon bourricot

Andrzej Stasiuk

Actes sud, 2021

Traduit par Charles Zaremba

 

Alors... un auteur inconnu de mes services, alors qu'il semble très connu pour ses récits de voyages dans l'est de l'Europe et l'Asie, dixit la quatrième. Un auteur qui désarçonne aussi. D'abord le bourricot n'est pas un âne, mais une vieille voiture au kilométrage incertain que l'on devine longuet. Pas pimpante extérieurement, mais bichonnée question mécanique, c'est le style de l'auteur, elle doit être fiable. Ensuite je n'ai pas eu droit directement à un 'récit de voyage', mais des considérations sur le passé de l'auteur et sa passion pour les voitures, son grand regret étant de n'avoir pu devenir mécanicien. Les noms et détails techniques de vieilles 'caisses', j'ai un poil effleuré, je ne connais pas. Et puis la façon de voyager est ici particulière, genre 'on part'. Son compagnon de route est un certain Z, dont il vient de faire la connaissance, et qui parle russe, ça peut se révéler utile. 

"Aller aussi loin que possible, et revenir. Sans vraiment me soucier du but. Quelque part en Asie. Rouler jusqu'à une limite infranchissable, la Chine, par exemple, (...). Voici comment je voyais la chose: le monde défile derrière le pare-brise, un air étranger entre derrière la vitre baissée, une poussière inconnue s'amasse, on ne sait pas de quelle manière ça finira. Je voulais que ce soit comme autrefois, quand on prenait un autobus, puis un autre, puis un autre, pour se retrouver dans un endroit inconnu."

Quand même l'idée est de passer en Ukraine, direction le Kazakhstan. L'auteur aime bien la Russie, parfois il divague sur le passé des peuples européens et russes, c'est un peu fou dans sa tête.

En tout cas, il n'aime guère les nouvelles voitures. "Il y a juste un voyant qui s'allume, et c'est mort. Il faut s'arrêter et appeler, s'il y a du réseau. (...) Maintenant on se prend un nid-de-poule et aussitôt tous les voyants s'allument, dix-huit airbags se déclenchent, le satellite annonce un danger mortel et en cinq minutes rappliquent une ambulance, les pompiers et une cellule psychologique."

Pas de tourisme, de descriptions, pas trop en tout cas, les kilomètres défilent. La police veille, elle cherche la faille, l'erreur, et le Kazakhstan n'est pas l'endroit idéal pour discuter.

On laisse nos deux voyageurs en plein voyage. A suivre?

"Z. a ouvert l'oeil et m'a demandé:

- Où on est ?

- A cent bornes de Kobda.

-Il y a quoi à Kobda?

- Difficile à dire;

- Il  y avait quelque chose en chemin?

- Pas vraiment.

- Si tu veux, je peux conduire, a-t-il proposé."

Un billet complet de Passage à l'est, sur un voyage plus complet aussi!