vendredi 30 mars 2018

J'apprends le français

J'apprends le français
Marie-France Etchegoin
JC Lattès, 2018




Après l'interview de l'auteur sur France Inter, et les billets de Cathulu et Cunéipage, je le savais : je le voulais!

Depuis un an et demi Marie-France Etchegoin donne deux soirs par semaine des cours d'apprentissage du français à des migrants afghans, érythréens ou soudanais pour la majeure partie. Elle raconte leurs difficultés et les causes probables de ces difficultés d'apprentissage (imagine juste que tu es balancé en Erythrée et que tu dois te débrouiller pour communiquer en tigrigna)(après un voyage de tous les dangers, pas en avion confortable)(et ton pays d'origine c'est pas le club méd)(et sous la menace d'une expulsion sans trop crier gare).

Elle raconte aussi comment elle se débrouille, bricolant sa méthode, utilisant d'instinct un processus basé sur l'apprentissage de la langue maternelle. Se souvenant de ses propres apprentissages, car Marie-France Etchegoin ne reste pas 'hors sol' dans cette narration.

Rappelant brièvement mais tellement clairement la signification de tous ces sigles ponctuant le 'parcours du combattant' des migrants, parcours souvent interrompu par l'administration, elle explique aussi ce qu'est un 'dubliné'.

Puis les langues se délient un peu et elle relate le parcours avant France de certains de ses 'élèves', parcours dont on entend vaguement parler dans les médias, bien sûr, mais quand il s'agit de personnes juste là devant elle, ça imprime beaucoup mieux. Certains détails sont franchement révoltants.

Elle donne, oui, mais elle reçoit.

Forcément le petit badge coup de cœur est de retour:
Témoignage perso : depuis plus d'un an, je bricole aussi dans une des associations d'une ville pas trop loin de chez moi, je me suis complètement reconnue dans le livre de MF Etchegoin, j'ai redécouvert quelques-unes de mes bévues, mais j'ai appris aussi que j'avais raison d'utiliser à fond les petits dessins, le mime, l'association geste et parole (le ridicule ne tue pas). Passionnant mais on n'en sort pas toujours intact, ça bouscule parfois. Cependant si tu as l'occasion d'apporter ta petite pierre, n'hésite pas.
Ce billet est dédié à Abbas, dubliné Finlande (plus de nouvelles), Abdullah, dubliné Slovaquie (sera-t-il encore là la prochaine fois?), mais aussi Moussa (ses messages facebook sous la neige ou annonçant l'acceptation de sa demande d'asile valent leur pesant de cacahuètes)

mercredi 28 mars 2018

Ce qu'est l'homme

Ce qu'est l'homme
All that man is
David Szalay
Albin Michel, 2018
Traduit par Etienne Gomez



Si je dis qu'à mon sens il s'agit plus de nouvelles que d'un roman, je vais voir fuir ceux qui (à tort bien sûr) évitent ce genre, alors je vais essayer de voir quelques fils conducteurs. Sept textes d'une soixantaine de pages, chacun centré sur un homme se posant des questions sur sa vie. Ils sont âgés de 17 à 73 ans.

Où sont les femmes? Elles sont là bien sûr, parfois plus ou moins inaccessibles (la petite amie d'un copain qui se prostitue serait le stade ultime, mais le désamour ne se commande pas), parfois déjà bien éloignées après des années de vie commune.

Certains sont dans une situation aisée (ou qui l'a été) d'autres sont étudiants ou vivotent, mais cela n'est pas essentiel pour leur (éventuel) bonheur.

Ces histoires se déroulent dans différents pays d'Europe, les protagonistes sont donc de nationalités différentes, mais à un moment donné ils voyagent à l'étranger, ou bien carrément ils ont décidé de s'expatrier.

Volontairement je ne raconte rien de précis sur les différentes histoires. Les personnages principaux peuvent être ridicules, pathétiques, touchants, ou carrément détestables (j'en ai deux dans le collimateur). Dès les premières lignes on est happé, pas question de lâcher, David Szalay est très fort pour camper les ambiances (y compris sordides) en courtes descriptions et rendre intéressants ses héros et leur entourage, même les losers. Pas de longueurs, un grand art de la concision, et souvent, à la fin des textes (qu'on aurait aimé poursuivre) le lecteur se voir ouvrir une direction ou plusieurs, cela peut déconcerter, nous ne sommes pas dans des nouvelles à chute!

Un auteur à découvrir, à la grande maîtrise de la narration. A aborder quand on est bien dans ses baskets, ce n'est pas Le livre d'après qui me contredira.

Les avis de Le livre d'après, Le bouquineur,

Merci à l'éditeur et Francis G.

lundi 26 mars 2018

Une couleur ne vient jamais seule

Une couleur ne vient jamais seule
Michel Pastoureau
Seuil, 2017
Couverture: Tapis de Benita Koch-Otte
atelier textile du Bauhaus


Finalement, avant d'attaquer les sommes de Michel Pastoureau sur une couleur particulière, j'ai bien fait de démarrer par Les couleurs de nos souvenirs, et de choisir ensuite ce Journal chromatique intitulé Une couleur ne vient jamais seule.

Il s'agit de courts textes, courant de 2012 à 2016, écrits au fil du temps, selon les déplacements ou souvenirs de l'auteur. Comme d'habitude, c'est extrêmement agréable à lire (l'auteur pourrait être beaucoup plus abscons, mais il s'y refuse, merci à lui) , amusant souvent, intéressant toujours. Quelques rappels reviennent, forcément (mais la répétition est pédagogique), et ce septuagénaire un poil enveloppé et parfois râleur (c'est lui qui l'avoue) se révèle un bon compagnon de voyage pour le lecteur.

Sans trier, sans fournir de joli résumé, j'ai noté quelques passages qui m'ont plu pour diverses raisons.

* Un bac vert à ordures, bien classique, avec une grosse étiquette "bac jaune" sur fond jaune : il est clair qu'il doit recevoir les ordures destinées à des bacs jaunes.
"Le mot l'emporte sur la coloration "
Pareil pour le vin blanc, qui est tout sauf blanc.

* Ou j'apprends que
"Parvenu à l'âge adulte, un non-voyant de naissance possède à peu-près la même culture chromatique qu'un voyant; ce qui n'est nullement le cas d'un daltonien."

* Invité à donner dix heures de cours dans une université allemande, il constate que le professeur l'ayant invité n'y assiste pas. Explication : ce cours de licence est classé jaune et un super Herr Professor ne peut y aller!

* Pourquoi les voitures postales sont-elles jaunes?

* La mer est-elle bleue? Pas au Moyen âge...

* Petit exercice : lire sans trop hésiter
JAUNE BLEU ORANGE NOIR ROUGE VERT VIOLET JAUNE ROUGE ORANGE VERT NOIR BLEU ROUGE VIOLET VERT BLEU ORANGE

* Quand Michel Pastoureau est invité dans une famille comprenant un enfant, il offre à celui-ci une boîte de peinture. Où l'on apprend que le classement des couleurs n'était pas le même avant Newton... "Le vocabulaire des couleurs de nos langues européennes modernes ne reflète en rien le spectre mais bien le classement d'Aristote."


* Ses drapeaux préférés : japonais, jamaïcain, norvégien, danois, écossais, mais au-dessus, c'est celui du Groenland, décrit ainsi en langue du blason "coupé d'argent et de gueules, au tourteau-besant de l'un en l'autre déjeté à dextre." La classe, et la concision.
Drapeau du Groenland

* Pour terminer, cher Monsieur Pastoureau, nous avons sans doute joué (et appris départements et préfectures) avec le même puzzle des départements et ses couleurs pastel rose, jaune pâle, vert pâle, mauve et orangé... (je vous signale en même temps qu'il s'agit du théorème des quatre couleurs, non pas formule ou équation)

vendredi 23 mars 2018

Défense de Prosper Brouillon

Défense de Prosper Brouillon
Eric Chevillard
Notabilia, 2017



Attention, vient de sortir Les Gondoliers, le dernier roman de Prosper Brouillon, auteur à succès et méprisé par certains intellectuels de Saint Germain des prés (et de Creuse).
Mais que racontent ces Gondoliers? (tiens, oui, il ne s'y trouve pas de gondoliers). Eric Chevillard, qui avoue ne pas connaître Prosper Brouillon, nous dit tout et se lance dans une défense échevelée du roman et de son écriture. Racontant l'histoire, citant et décortiquant des passages, avec un vrai-faux sérieux qui laisse baba.

Sauf que ce faisant il cite de vrais morceaux de vrais romans parus ces dernières années, ayant connu un joli succès, écrit par des auteurs connus, et, comment dire? Ces extraits sont d'un ridicule difficile à supporter. (Bien évidemment Prosper Brouillon n'existe pas...)

J'ai tapé au hasard un extrait, voilà ce que je trouve.
http://www.lemonde.fr/livres/article/2012/02/16/la-litterature-a-la-hussarde_1643995_3260.html

ou
Ils étaient "des hommes et des femmes qui avaient reçu du courrier dans leur boîte aux lettres, qui avaient eu des problèmes pour trouver une place de parking. (...) Je ne pensais qu'à une chose : ils avaient eu mon âge. Et un jour, j'aurais leur âge".
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/08/25/litterature-pavillonnaire_1563321_3260.html#tQGv7Yi30UZ4z7z7.99

Citation d'un auteur (très sympathique) mais que je n'ai pas réussi à lire d'ailleurs.

Un dernier pour la route
http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/09/08/sursauts-de-l-ame_1569279_3260.html

En conclusion : Eric Chevillard reprend donc ses articles du Monde pour les exemples, c'est son droit, et le fait est qu'il n'a rien inventé, juste sélectionné, et ça fait mal. Je me suis beaucoup amusée, ahurie par certains extraits.

Les avis de motspourmots, papillon,

Merci à Philippe et sa vigilance, oui c'est dans le challenge!
 challenge de Philippe

mercredi 21 mars 2018

Couleurs de l'incendie

Couleurs de l'incendie
Pierre Lemaitre
Albin Michel, 2018


Un peu de patience à la bibliothèque, et me voilà lisant cette 'suite - mais pas tout à fait' de Au revoir là-haut qui m'avait bien plu. Suite en ce sens qu'on retrouve la famille Péricourt, la riche famille Péricourt, en particulier Madeleine, divorcée du 'méchant' d'Au revoir là-haut. Madeleine, mère du jeune Paul, enterre son père Marcel, nous sommes en 1927, la banque Péricourt est en pleine forme. Mais même chez les riches les drames peuvent survenir, ma bonne dame et rapidement on est en plein dedans.

Madeleine, comme bien des femmes de son époque (enfin, dans les familles aisées) a été élevée pour savoir tenir une maison, ne rien comprendre à la finance et faire confiance aux hommes de son entourage. Mal lui en prend, elle se retrouve dépouillée de tout (enfin, lui reste de quoi acheter deux appartements à Paris et vivre de ses rentes tout de même) et méprisée par ses ex connaissances.

Puis la naïve Madeleine, centrée sur son petit monde, au point de ne jamais se poser de questions sur la façon dont vivent certains (exemple, Léonce, mais mise au courant elle essayera de se rattraper), décide de se venger! Lemaitre parle d’hommage à Dumas, c'est d'ailleurs cette référence au comte de Monte Cristo (mon roman chouchou forever) sur les blogs qui m'a donné envie de lire ce roman sans plus attendre.

Alors oui, c'est bien bidouillé, mais d'une façon beaucoup plus dure que chez Dumas (je ne peux rien dire...). L'ironie est sous-jacente, on n'essaie pas de tirer les larmes à Margot (ouf).

"Elle se concentrait des heures sur des détails secondaires, sur le Titanic, elle aurait commencé à repeindre les transats."

J'avoue avoir eu un peu de mal à ressentir de l'empathie pour Madeleine ... D'accord, on a un joli lot de belles crapules là-dedans, mais Charles par exemple est plus ridicule que méchant.

Bref, ce que j'ai aimé c'est l'ambiance de ces années 1920 et 1930, rendue avec talent et vivacité, tous ces grenouillages de la presse, de la politique, de la finance. La montée d'idées fascisantes. De plus, cela se lit fort bien, comme, je le disais pour le précédent, un 'bon roman populaire'. C'est une qualité, et ça change du nombrilisme de certaines parutions.

Remarque : franchement, heureusement que je suis là! Qui a noté (p 245) que André Delcourt fréquente le salon de Mme de Marsantes, prénommée Marie-Aynard? Voyons, le mère de Robert de Saint-Loup! Merci monsieur Lemaitre pour ce clin d'oeil, il vous sera beaucoup pardonné quelques facilités...

De nombreux avis : bibliosurf, babelio (plus de 120!), lecture écriture (sibylline, merci de ton avis!)

lundi 19 mars 2018

Carnets du Nil blanc

Carnets du Nil blanc
John Hopkins
Quai Voltaire, 2012
Traduit par Jean Esch

Un instinct très sûr me conduit vers les récits de voyage pourtant bien dissimulés, quand ils sont quasiment devenus des classiques, parmi les romans de ma bibliothèque. Cette fois, je dois la bonne pioche à deux jeunes américains, John Hopkins et son ami Joe; ils viennent de dépasser la vingtaine, et après leurs études à Princeton, ne sont pas attirés par la vie bien droite semblant les attendre; après un voyage en Amérique du sud soi disant pour cultiver le café et se 'faire les dents', les voilà en route vers l'Impala Farm, Nanyuki, Kenya, Afrique orientale britannique (nous sommes en 1961).

Moyen de locomotion : une BMW blanche, baptisée Le Nil blanc. Avec possibilité de l'installer sur bateau ou train.

Après un emploi de 'lecteurs' en Italie, les voilà en route via la Tunisie (au moment des événements de Bizerte, et ils doivent à leur nationalité américaine d'avoir survécu), la Lybie, l'Egypte, le Soudan, l'Ouganda. Un périple pas vraiment de tout repos dans une Afrique qui les séduit et où, il faut l'avouer, ils échappent de justesse à différents périls. Pannes de moto, maladies, je ne vais pas tout raconter, et non plus la fin de l'aventure. John, le narrateur, et son ami Joe trouveront leur voie tout de même...

Bien écrit, sans complaisance, avec la fougue de la jeunesse (sans doute un journal un peu remanié ensuite?) et sans longueurs. Ah l'Impala Farm t sa vue sur le Mont Kenya...

Catégorie : j'aime les surprises!

Encore dans le challenge de Philippe
Ah ben non (voir commentaires). Tant pis, ma participation est déjà bien accomplie cette session-ci.

vendredi 16 mars 2018

Sodome et Gomorrhe

Sodome et Gomorrhe
Marcel Proust
La pléiade, 1983
(couverture LDP)

Que dire?

En fouinant dans mes listes de lectures j'ai retrouvé Du côté de Guermantes en 2007 et Sodome et Gomorrhe en 2008, juste avant l'ouverture du blog. Me voilà donc au bout d'un cycle complet de lecture de la Recherche sur ce blog, la possibilité demeurant que je me relise des passages pour le plaisir, c'est tout. Ou alors des lectures "autour de Proust", tout est possible.

Sodome et Gomorrhe s'ouvre avec le passage où Charlus et Jupien se rencontrent et flashent l'un sur l'autre (et plus car affinités, d'ailleurs), ce qui permet à Proust un long développement sur ces hommes ne préférant pas vraiment les femmes. Ce cher Marcel sait de quoi il parle, ce n'est pas un scoop, même si dans son gros roman il refuse d'en donner l'impression.

Après une soirée chez la Princesse de Guermantes, Proust cite le nom de la baronne Putbus (et sa fameuse femme de chambre!) personnages qui jamais n’apparaîtront 'en vrai' dans le roman, nous reparle de Gilberte, de sa mère Odette, l'épouse de Swann, dont le salon monte tranquillement.

Vous arrive-t-il d'avoir 'sur le bout de la langue' le nom d'une personne? Les pages 650 et 651 sont pour vous.
" Une dame qui vint me dire bonjour en m'appelant par mon nom. Je cherchais à retrouver le sien tout en lui parlant; je me rappelais très bien avoir dîné avec elle, je me rappelais des mots qu’elle avait dits. Mais mon attention, tendue vers la région intérieure où il y avait ces souvenirs d'elle, ne pouvait y découvrir ce nom.Il était là pourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait, et l'éclairer enfin tout entier. C'était peine perdue, je sentais à peu près sa masse, son poids, mais, pour ses formes, les confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je me disais : 'Ce n'est pas cela.' Certes mon esprit aurait pu créer les noms les plus difficiles. Par malheur il n'avait pas à créer mais à reproduire. Tout action de l'esprit est aisée si elle n'est pas soumise au réel. Là, j'étais forcé de m'y soumettre. Enfin d'un coup le nom vint tout entier: 'Madame d'Arpajon.' J'ai tort de dire qu'il vint, car il ne m'apparut pas, je crois, dans une propulsion de lui-même. Je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m'aider (par des exhortations comme celle-ci: 'Voyons, c'est cette dame qui est amie avec Mme de Souvré, qui éprouve à l'endroit de Victor Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d'effroi et d'horreur'), je ne crois pas que tous ces souvenirs, voletant entre moi et son nom, aient servi en quoi que ce soit à le renflouer. Dans ce grand 'cache-cache' qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n'y a pas une série d'approximations graduées. On ne voit rien, puis tout d'un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu'on croyait deviner."

Je renonce à citer la suite, aussi finement observée, et surtout le dialogue qui suit, entre l'auteur et le lecteur impatient de reprendre le cours du récit... Proust peut se révéler amusant, et surtout, bonnes gens, admettez que ses phrases peuvent être courtes (OK, parfois, pas toujours)

Arrive le célébrissime (OK pour les proustolâtres) passage Les intermittences du coeur. Le narrateur se retrouve à Balbec, dont la chambre où il logeait, un certain été, celui des Jeunes filles en fleurs. Là subitement le 'calendrier des faits' coïncide avec 'celui des sentiments' et il réalise pleinement le décès d'une personne chère: 'je venais d'apprendre qu'elle était morte'. Ce n'est pas la première fois que je lis ce passage, mais c'est la première fois qu'il me touche autant, ayant vécu cela ... Proust n'est pas qu'un gentil visiteur frivole des salons, il sait aussi toucher au coeur ses lecteurs.

Balbec donc, où le narrateur a désormais ses marques, et fréquente par le petit train d'intérêt local les bonnes demeures des environs, retrouvant Albertine, ses amies, les Verdurin, les Cambremer, Charlus, Saint-Loup, et faisant connaissance de bien d'autres, Morel, les Cottard, etc. Y compris une certaine Céleste Albaret!!! (un hommage?)( p 847)

Passé présent et futur se fondent souvent dans une admirable fluidité. On s'amuse beaucoup, on s'émeut aussi, si on aime l'étymologie des lieux normands, on est ravi (c'est mon cas), on plaint ce pauvre Charlus et on s'agace du narrateur et de ses atermoiements avec Albertine (c'est mon cas!)

Tiens, voilà ce qu'il écrit à propos de Gilberte, mais qui en dit long sur son mode de fonctionnement
"Je n'avais plus envie de la voir, ni même cette envie de lui montrer que je ne tenais pas à la voir et que chaque jour, quand je l'aimais, je me promettais de lui témoigner quand je ne l'aimerais plus."(p 713)

Allez, on s'amuse
"Je sais qu'elle avoua plus tard à Cottard qu'elle me trouvait bien enthousiaste; il lui répondit que j'étais trop émotif et que j'aurais eu besoin de calmants et de faire du tricot." p 898)

Autres passages:
"Dans [le nom] d'un fin diplomate, d'Ormesson, vous retrouvez l'orme, l'ulmus cher à Virgile et qui a donné son nom à la ville d'Ulm"(p 931)(oui, notre Jean d'O avait un père ambassadeur, un oncle diplomate)

"Le valet de chambre entra. Je ne lui dis pas que j'avais sonné plusieurs fois, car je me rendais compte que je n'avais fait jusque là que le rêve que je sonnais. J'étais effrayé pourtant de penser que le rêve avait eu la netteté de la connaissance. La connaissance aurait-elle, réciproquement l'irréalité du rêve?"(p985)

 Challenge de Philippe

mercredi 14 mars 2018

Petit lexique de la modernitude

Petit lexique de la modernitude
Jean-Marie Audignon
Pierre Laurendeau
Signalétique : Michel Guérard
Ginkgo, collection L'ange du bizarre, 2018


Même si comme moi vous vivez dans une grotte (sans télé) vous ne passez pas à côté de certains tics de langage dont l'usage immodéré vous hérisse, et de l'utilisation de termes anglo-saxons. Alors les deux auteurs, avec un complice illustrateur, se sont lancés dans l'élaboration amusante d'une liste non exhaustive évidemment, et tellement dans l'air du temps que je n'avais même pas réalisé, pour certaines expressions, qu'on y était à l'insu de mon plein gré. Par exemple cette Mise Au Pluriel (des problématiques, les territoires, les régions -ne plus dire province!). Et le mi-logue, vous connaissez? Passez un peu de temps à côté d'un bavard au téléphone dans une transport en commun, vous le saurez... J'ai appris d'où venait ce 'C'est clair' déjà tombé en désuétude je crois. Sans doute remplacé par des expressions auxquelles j'ai peu fait attention. Quoique récemment j'ai capté des 'ça pique' (à l'écart de tout élément piquant) qui m'a l'air d'être du dernier arrivage? C'est de l'eau semble aussi avoir sombré d'ailleurs...
Bref, "Employé à toutes les sauces, gâche durablement la conversation", oui, il s'agit de 'impacter', qui me permet de jouer, histoire de moins fatiguer, au petit jeu 'comptons les impacts'.

Un livre agréable à lire ou feuilleter, qui égratigne gentiment certaines habitudes, mais va souvent plus en profondeur quand il s'agit de réfléchir au plus sérieux (il y a même une entrée Macronie)

L'ange du bizarre est le titre d'une nouvelle de Poe, qui donne son nom à une nouvelle collection chez l'éditeur. Que je remercie pour sa fidélité.

lundi 12 mars 2018

Retour à Séfarad

Retour à Séfarad
Pierre Assouline
Gallimard, 2018


"Comme vous nous avez manqué!"
Le 30 novembre 2015, s'adressant au séfarades, le roi d'Espagne propose une nouvelle loi, qui "permet simplement à tout séfarade, descendant de Juifs expulsés d'Espagne il y a cinq siècles, d'acquérir la citoyenneté espagnole avec passeport à la clé sans avoir à renoncer à sa propre nationalité et sans même avoir à résider dans le pays. Enfin, 'simplement' n'est peut-être pas le terme adéquat.Un parcours du combattant d'une certaine manière."

Voilà donc Pierre Assouline se sentir "comme appelé par le roi", déposer un dossier, prendre des cours de langue, se documenter à fond, parcourir l'Espagne.

Alors, roman ou pas? J'ai vérifié, cette loi existe (voir ici ) et l'on sent qu'Assouline a pris un malin plaisir à raconter ses tribulations et surtout à enquêter à fond. Plaisir ressenti par le lecteur. C'est assez vagabond et pas du tout lourdingue à lire, on apprend plein de choses, je subodore que certaines conversations ou remarques ou rencontres ont été inventées ou recréées pour les besoins du livre, mais peu importe. Je n'ai pas d'appétence particulière pour l'Espagne, dont j'ignore la langue, et pourtant ce livre m'a passionnée, à l'érudition sans faille, mais usant d'un humour et d'une ironie de belle eau. Non, Assouline ne tombe pas dans les pièges de l'autofiction, rappelant juste brièvement un souvenir très douloureux lié pour lui à l'Espagne, qu'il lui a fallu un demi-siècle pour voir s'apaiser. J'ai aussi découvert la belle attitude de certains consuls espagnols européens pendant la seconde guerre mondiale.

Tiens, je pense être dans le Challenge de Philippe

jeudi 8 mars 2018

Le temps des hyènes

Le temps des hyènes
Il tempo delle iene
Carlo Lucarelli
Métaillié, 2018
Traduit par Serge Quadruppani


Du temps de Victor Emmanuel III, roi d'Italie, l'Erythrée est une colonie italienne, avec donc des colons, dont le marquis Sperando et son épouse, et un bon paquet de militaires, pour la plupart ignorants de la population locale, considérée comme inférieure et paresseuse de toute façon.
"Le capitaine de carabiniers royaux Piero Colaprico et son brigadier, le bachi-bouzouk des zaptiè Ogbagabriel Ogba" quittent Asmara pour les haut plateaux, où viennent d'être découverts un poil trop de corps de suicidés (trois indigènes, d'abord, ce qui ne suscite guère d'agitation, puis le marquis, un blanc, et là, il faut s'en occuper!)

Durant plusieurs semaines l'enquête va se dérouler, dans la poussière, l'orage, la chaleur poisseuse d'un port, au milieu de maladresses, mauvaise volonté, ou carrément de violence. La vérité surgira difficilement.

J'ai apprécié d'être plongée dans l'ambiance de l'époque et du pays. Partager un repas avec Ogba obéit à tout un protocole, s'y retrouver dans les régionalismes italiens bien vifs se fait cependant assez bien. Bravo au traducteur. Ogba, surnommé par son chef Sherlock Holmes, est observateur et réfléchi.
Oui, un roman noir, raconté avec humour et allant, sans corps gras.

Les avis de Electra, Actu du noir

Merci à Camille P.

lundi 5 mars 2018

Essais Livre second

Bref. C'était fatal, j'ai enchaîné avec le livre second (sic)(il y en a un troisième)

Une question pour celles ou ceux arrivés jusqu'ici : dans le livre II chapitre deux, Montaigne raconte une anecdote sur une dame, ressemblant vraiment beaucoup à la nouvelle La marquise d'O. (wiki, je viens de vérifier, précise que c'est peut-être une source d'inspiration de V Kleist)

Parfois je retrouve des passages dont j'avais entendu parler ailleurs, par exemple le chapitre VI, De l'exercitation, où Montaigne étudie comment il a frôlé (involontairement) la mort, suite à une chute de cheval."Pour s'aprivoiser à la mort, je trouve qu'il n'y a que de s'en avoisiner.(...)Ce n'est pas ci ma doctrine, c'est mon estude; et n'est pas la leçon d'autruy, c'est la mienne."

D'ailleurs cette question de la mort, du courage face à la mort, etc. revient assez souvent chez Montaigne, y compris cette maladie de la pierre, il en parle plusieurs fois, et je crois  me souvenir qu'il en est mort (et douloureusement).

Chapitre VIII : De l'affection des peres aux enfans . "La plus saine distribution de noz biens en mourant me semble estre les laisser distribuer à l'usage du païs. Les loix y ont mieux pensé que nous; et vaut mieux les laisser faillir en leur eslection que de nous hazarder temerairement de faillir en la nostre."
Voilà qui me parle, après conversation avec une amie dont la famille lui a tourné le dos et qui aimerait bien ne pas laisser son argent à ses enfants. Pour l'instant, elle le dépense! Les cas de lois différentes dans les pays différents n'est pas abordée. (clin d'oeil à l'actualité)

Chapitre X : Des livres. Ah mais c'est que de nos jours Montaigne aurait pu tenir un blog!
La comparaison de l'Eneide et du Furieux : "Celuy-là, on le voit aller à tire d'aisle, d'un vol haut et ferme, suyvant tousjours sa pointe; cettuy-ci voleter et sauteler de conte en conte comme de branche en branche, ne se fiant à ses aisles que pour une bien courte traverse, et prendre pied à chaque bout de champ, de peur que l'haleine et la force luy faille."
Ses chouchous :Seneque et Plutarque. "Il ne faut pas grand entreprinse pour m'y mettre; et les quitte où il me plait." "Celuy là vous échauffe plus et vous esmeut ; cettuy-cy vous contente davantage et vous paye mieux. Il nous guide, l'autre nous pousse." p 421
Merci à vous, je n'ai plus qu'à ressortir Seneque de ma PAL (un achat bourse aux livres)

De plus en plus fort, je vous le disais!(p 427)
"Pour subvenir un peu à la trahison de ma memoire et à son defaut, si exteme qu'il m'est advenu plus d'uen fois de reprendre en main des livres comme recents et à moy inconnus, que j'avoy leu soigneusement quelques années au paravant et barbouillé de mes notes, j'ay pris en coustume, depuis quelque temps, d'adjouter au bout de chasque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu'une fois) le temps auquel j'ay achevé de le lire et le jugement que j'en ay retiré en gros, afin que cela me représente au moins l'air et Idée generale que j'avois conceu de l'autheur en le lisant."
Ensuite il donne ses notes sur Guicciardin (inconnu!), puis Philippe de Comines et du Bellay.
Montaigne se serait-il inscrit sur Goodreads?

Le gros morceau de ce livre (180 pages!!!) c'est l'Apologie de Raimond Sebond, dont j'ignorais complètement tout (chapitre XII)
"L'étude de Raimond Sebond, théologien catalan qui vécut à la fin du XIVe siècle et au début du XVe, marqua profondément la pensée de Montaigne : cette influence se mesure à la place que l'Apologie occupe matériellement, intellectuellement et spirituellement au centre des Essais. Montaigne est-il le souriant épicurien que nous présente une vieille tradition? Est-il un attentif collectionneur d'anecdotes curieuses? Est-il le premier en France qui ait livré sur un individu singulier des confidences singulières? Certes il est tout cela. Mais il est aussi, dans son insaisissable subtilité, tout autre encore : au cœur secret de sa variété et de sa variabilité se cache une méditation qui confère aux Essais la troisième dimension de leur espace, celle de la profondeur ; c'est elle que dévoile sous ses voiles l'Apologie de Raimond Sebond."

Là j'ai commencé à me dire : "Lis du mieux que tu peux, profite, comprends ce que tu peux, un jour tu reliras cette apologie - et tous les  essais- tranquillement, sans doute en version français d'aujourd'hui."

J'ai donc pris quelques notes, sans prise de tête, et voilà, j'ai continué.

Donc voilà ça parle de religion, au début, puis encore un peu après. J'en profite pour préciser que Montaigne vivait à une époque de guerres de religion. Il prend sans doute des précautions, tout en disant ce qu'il pense.
Puis le voilà qui part sur les hommes et les animaux, avec des idées parfaitement modernes.
Le célèbre passage : "Quand je jouë a ma chatte, qui sçait si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d'elle?" (p 460)
Jolie image

"Il est advenu aux gens véritablement sçavants ce qui advient aux espics de bled: ils vont s'eslevant et se haussant, la teste droite et fiere, tant qu'ils sont vuides; mais,quand ils sont pleins et grossis de pain en leur maturité, ils commencent à s'humilier et à baisser les cornes."

J'ignore qui étaient ces pyrrhoniens, mais Montaigne les traite avec ironie.
"Ils ne mettent en avant leurs propositions que pour combattre celles qu'ils pensent que nous ayons en nostre creance. Si vous prenez la leur, ils prendront aussi volontiers la contraire à soustenir: tout leur est un; ils n'ont aucun chois.Si vous etablissez que la nege soit noire, ils argumentent au rebours qu’elle est blanche. Si vous dites qu’elle n'est ny l'un ny l'autre, c'est à eux à maintenir qu'elle est tous les deux. Si, par certain jugement, vous tenez que vous n'en sçavez rien, ils vous maintiendront que vous le sçavez."

"Un ancien à qui on reprochoit qu'il faisait profession de la Philosophie; de laquelle pourtant en son jugement il ne tenoit pas grand compte, respondit que cela, c'estoit vraymant philosopher."(p 524)

"Fiez vous à votre philosophie; vantez vous d'avoir trouvé la feve au gasteau, à voir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques!"(p529)

Et le chapitre XV du livre, Que nostre desir s'accroit par la malaisance, ce passage intéressant mais un peu long, ce qui fait que pour donner repos à vos yeux (et à mon correcteur orthographique), je vais résumer
En cette période de guerres civiles, certains craignaient les assaillants et prévoyaient de fortifier leur maison. Mais point Montaigne. Pensant que des assaillants n'en tirant nulle gloire à en tirer éviteraient de l'attaquer. Que de toute façon l'on ne peut se barricader de partout, et que les assaillants inventent toujours du plus efficace. Et puis ça coûte cher. Et puis un valet à l'intérieur peut se révéler d'un autre parti.
Bref, la méthode était bonne, et la demeure de Montaigne n'a pas été assaillie.

Page 67, chapitre XVII, le voilà parlant de Marie de Gournay, "ma fille d'alliance", avec grande affection. On lui doit la première édition posthume des essais, et la préface.
Chpitre XVIII : Il pense modestement de ses écrits
"J'empescheray peut-estre que quelque coin de beurre ne se fonde au marché."

Terminons (il reste un livre troisième) avec le chapitre XXXVII, De la ressemblance des enfans aux peres,  où il évoque les douleurs cruelles qu'il ressent depuis "dix-huict mois ou environ" (calculs rénaux , dont a aussi souffert son père)

Au début il rappelle comment il écrit, chez lui, quand il a du temps, sans corriger ou ôter, mais en ajoutant, en diversifiant, en représentant le 'progrès de ses humeurs.' (un valet secrétaire en a d'ailleurs volé une partie. "Cela me console, qu'il n'y fera pas plus de gain que j'y ai fait de perte."

vendredi 2 mars 2018

Ma voix est un mensonge

Ma voix est un mensonge
Los anos marchitos
Rafael Menjivar Ochoa
Quidam éditeur, 2018
Traduit par Denis Davo


Après Le directeur n'aime pas les cadavres, même auteur, même éditeur, même collection 'Les âmes noires', je ne peux dire que j'ignore qui est cet auteur salvadorien. J'attendais donc du noir, du sens de la formule, de l'efficacité sans chichis, un poil d'humour ... et de me faire un poil balader. Je n'ai pas été déçue.

Au chômage après une carrière dans le feuilleton radiophonique, un comédien sans le sou se voit proposer un petit boulot mystérieux où sa voix devrait faire merveille. Les commanditaires auraient un rapport avec la police, mais quelle branche? Il est malin, sent l'embrouille, mais peut-il refuser?

"J'irais, c'était certain. Je n'avais d'autre alternative, et ne pas en avoir était une bonne consolation pour la conscience."

Comme, par chance, je n'avais pas lu la trop bavarde quatrième de couverture, j'ai pu me faire promener avec bonheur, ressentant tout de même la noirceur de l'histoire et le cynisme du tout.

Merci à Pascal A.