lundi 30 avril 2018

Essais Livre troisième

En démarrant cette lecture des Essais, je ne pensais pas arriver au bout aussi rapidement (après un arrêt page 64 durant des années...), et encore moins en tirer trois billets. Et j'avoue que j'en ai laissé de côté, tellement il y a matière!
Existe en français moderne

Voilà que mes recherches sur internet pour trouver une couverture m'amènent au texte du livre III, et pourquoi ne pas copier coller la portion du chapitre IX, De la vanité, p 404, que je voulais citer? (j'en ai même failli écrire 'voulois'). Paresse, paresse, mais ce texte est parfait!

"Cette farcisseure est un peu hors de mon theme. Je m’esgare, mais plustot par licence que par mesgarde. Mes fantasies se suyvent, mais par fois c’est de loing, et se regardent, mais d’une veue oblique. J’ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon mi party d’une fantastique bigarrure, le devant à l’amour, tout le bas à la rhetorique. Ils ne creignent point ces muances, et ont une merveilleuse grace à se laisser ainsi rouler au vent, ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas tousjours la matiere ; souvent ils la denotent seulement par quelque marque, comme ces autres tiltres : l’Andrie, l’Eunuche, ou ces autres noms : Sylla, Cicero, Torquatus. J’ayme l’alleure poetique, à sauts et à gambades. C’est une art, comme dict Platon, legere, volage, demoniacle. Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son theme, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout estouffé en matiere estrangere : voyez ses alleures au Daemon de Socrates. O Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lors que plus elle retire au nonchalant et fortuite. C’est l’indiligent lecteur qui pert mon subject, non pas moy ; il s’en trouvera tousjours en un coing quelque mot qui ne laisse pas d’estre bastant, quoy qu’il soit serré. Je vois au change, indiscrettement et tumultuairement. Mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesmes. (...) Puisque je ne puis arrester l’attention du lecteur par le pois, manco male s’il advient que je l’arreste par mon embrouilleure.--Voire, mais il se repentira par apres de s’y estre amusé.--C’est mon, mais il s’y sera tousjours amusé. Et puis il est des humeurs comme cela, à qui l’intelligence porte desdain, qui m’en estimeront mieux de ce qu’ils ne sçauront ce que je dis : ils conclurront la profondeur de mon sens par l’obscurité, laquelle, à parler en bon escient, je hay bien fort, et l’eviterois si je me sçavois eviter. Aristote se vante en quelque lieu de l’affecter ; vitieuse affectation. Par ce que la coupure si frequente des chapitres, de quoy j’usoy au commencement, m’a semblé rompre l’attention avant qu’elle soit née, et la dissoudre, dedeignant s’y coucher pour si peu et se recueillir, je me suis mis à les faire plus longs, qui requierent de la proposition et du loisir assigné. "

Me voilà bien. Rien que ce chapitre De la vanité mériterait un billet. D'ailleurs il existe en mini livre à la bibli, donc, cher lecteur, si tu es encore là, peut-être commenceras-tu par cette lecture, de laquelle j'ai sorti bien des amusements. Montaigne lui-même s'amuse; oui la majorité du contenu des chapitres n'a plus grand chose à voir avec son titre, oui je les ai allongés, ces chapitres, oui, j'embrouille mon lecteur.

Et alors? Et je suis ravie d'être tombée sur cet A sauts et à gambades (n'est-ce pas, Dominique?)

Allez, encore, pour la route : ce chapitre parle aussi des raisons pour lesquelles Montaigne aime à voyager, avec ce délicieux "je peregrine très saoul de nos façons, non pour cercher des Gascons en Sicile (j'en ay assez laissé au logis)"

Chapitre 1, De l'utile et de l'honneste
"Je parle au papier comme je parle au premier que je rencontre"

Nos paroles, justement
"Je ne dis rien à l'un que je ne puisse dire à l'autre, à son heure, l'accent seulement un peu changé; et ne rapporte que les choses ou indifferentes ou cogneuës, ou qui servent en commun. (...) Ce qui a esté fié à mon silence, je le cele religieusement, mais je pres à celer le moins que je puis" (p 197 198)

Chapitre 2, Du repentir
"le langage latin m'est comme naturel, je l'entens mieux que le françois, mais il  y a quarante ans que je ne m'en suis du tout poinct servi à parler, ny à escrire; si est-ceque à des extremes et soudaines esmotions où je suis tombé deux ou trois fois en ma vie,et l'une, voyent mon pere tout sain se renverser sur moy, pasmé, j'ay toujours eslancé du fond des entrailles les premieres paroles Latines; nature se sourdant et s'exprimant à force, à l'encontre d'un long usage."
Magnifique et bien vu, non?

Chapitre 3 : De trois commerces. Où l'on a la description de sa librairie. (p 233) N'est-ce pas, claudialucia?

Chapitre 5 Sur des vers de Virgile
Ben on va dire sexe, cocuage et jalousie? p 275
"Le caractère de la cornardise est indelebile"

Chapitre 6 : Des coches
Cela parle-t-il des coches? Ceux qui ont suivi devinent que oui, un peu, mais ensuite sans trop crier gare, voilà Montaigne parlant d'un autre monde venant d'être découvert.p 316 Et puisqu'on l'ignorait jusqu'ici, qui sait si c'est le dernier? Le voilà qui admire et défend ces royaumes du Mexique et du Pérou, et pense pis que mal des conquérants européens.

Chapitre 10 : De mesnager sa volonté
Où Montaigne se voit offrir la mairie de Bordeaux, charge qu'il n'avait pas demandée, mais il sera réélu, et donnera satisfaction. Il se sentait pourtant "sans memoire, sans vigilance, sans experience, et sans vigueur; sans hayne aussi, sans ambition, sans avarice et sans violence." Il n'a pas cherché à tout bousculer, préférant le calme aux tempêtes. Cela lui a réussi.

"Le Maire et Montaigne ont tousjours esté deux, d’une separation bien claire."
"Quand ma volonté me donne à un party, ce n'est pas d'une si violente obligation que mon entendement s'en infecte.(...) Mon interest ne m'a fait mesconnoistre ny les qualitez louables en nos adversaires, ny celles qui sont reprochables en ceux que j'ay suivy.(...) Un bon ouvrage ne perd pas ses graces pour plaider contre ma cause." Etc. p 421.
Quelle belle feuille de route, encore pour aujourd'hui!

Oh mais oui! Le lendemain du 9 décembre 1582 fut le 20 décembre 1582 (bulle du pape, décision suivie par Henri III). Montaigne a vécu cela ("l'eclipsement nouveau des dix jours du Pape m'ont prins si bas que je ne m'en puis bonnement accoustrer"° p 419

"De toutes choses les naissances sont foibles et tendres. Pourtant faut-il avoir les yeux ouverts aux commencements; car comme lors en sa petitesse on n'en descouvre pas le dangier, quand il est accreu on n'en descouvre plus le remede."

Chapitre 11 Des boyteux (qui contiendra peu de boiteux, forcément )
"Il y a deux ou trois ans qu'on acoursit l'an de dix jours en France"

"Si j'eusse eu à dresser des enfans, je leur eusse tant mis à la bouche cette façon de respondre enquesteuse, non resolutive : 'Qu'est-ce à dire? Je ne l'entens pas. Il pourroit estre. Est-il vray?' (...) Qui veut guerir de l'ignorance, il faut la confesser." p 439

Chapitre 13 : De l'experience, à mon sens celui qui m'a éblouie, qui m'a le plus parlé, et qui se lit extrêmement facilement, ou alors cela signifiait que j'étais rodée? Celui dont je recommande la lecture, celui que je relirai volontiers. D'ailleurs je dois avouer que le livre trois des essais est mon préféré.

On le sait, Montaigne souffrait de la maladie de la pierre, ou de la gravelle, je crois des calculs rénaux, et ouille ouille ouille quand on est en crise, à l'époque pas de traitements fiables.

"Si votre medecin ne trouve bon que vous dormez, que vous usez de vin ou de telle viande, ne vous chaille: je vous en trouveray un autre qui ne sera pas de son avis."

Montaigne a choisi de laisser faire la nature, de leur 'donner passage'.
"Mais un tel en mourut. - Si fairés vous, sinon de ce mal là, d'un autre. Et combien n'ont pas laissé d'en mourir, ayant trois medecins à leur cul?"

Bref, il est ainsi venu à bout de diverses maladies. "On les conjure mieux par courtoisie que par braverie."
"La goutte, la gravelle, l'indigestion sont symptomes des longues années, comme des longs voyages la chaleur, les pluyes et les vents."

Puis suit un long passage où Montaigne (quand on connaît la médecine de son temps, on ne peut lui donner tort)(de nos jours on a des remèdes!) accepte sa maladie avec philosophie. Mais attention, ne pas me faire dire ce que je n'ai pas dit, c'est Montaigne, homme de son temps, ayant jusque là bien vécu et atteignant un bel âge pour son époque. j'ai bien aimé comment Montaigne, dans sa maladie et ses crises, ne perd pas l'occasion de réfléchir et de tirer des leçons pour lui-même. Le voici devenu à fond le sujet de son livre, et il demeure cohérent avec lui-même.

Long passage...
"Il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut eviter. Nostre vie est composée, comme l’armonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, douz et aspres, aigus et plats, mols et graves. Le musicien qui n’en aymeroit que les uns, que voudroit il dire ? Il faut qu’il s’en sçache servir en commun et les mesler. Et nous aussi les biens et les maux, qui sont consubstantiels à nostre vie. Nostre estre ne peut sans ce meslange, et y est l’une bande non moins necessaire que l’autre. D’essayer à regimber contre la necessité naturelle, c’est representer la folie de Ctesiphon, qui entreprenoit de faire à coups de pied avec sa mule. Je consulte peu des alterations que je sens, car ces gens icy sont avantageux quand ils vous tiennent à leur misericorde : ils vous gourmandent les oreilles de leurs prognostiques ; et, me surprenant autre fois affoibly du mal, m’ont injurieusement traicté de leurs dogmes et troigne magistrale, me menassant tantost de grandes douleurs, tantost de mort prochaine. Je n’en estois abbatu ny deslogé de ma place, mais j’en estois heurté et poussé ; si mon jugement n’en est ny changé ny troublé, au moins il en estoit empesché ; c’est tousjours agitation et combat. Or je trete mon imagination le plus doucement que je puis et la deschargerois, si je pouvois, de toute peine et contestation. Il la faut secourir et flatter, et piper qui peut. Mon esprit est propre à ce service : il n’a point faute d’apparences par tout ; s’il persuadoit comme il presche, il me secourroit heureusement. Vous en plaict-il un exemple ? Il dict que c’est pour mon mieux que j’ay la gravele ; que les bastimens de mon aage ont naturellement à souffrir quelque goutiere (il est temps qu’ils commencent à se lacher et desmentir ; c’est une commune necessité, et n’eust on pas faict pour moy un nouveau miracle ? je paye par là le loyer deu à la vieillesse, et ne sçaurois en avoir meilleur compte) ; que la compaignie me doibt consoler, estant tombé en l’accident le plus ordinaire des hommes de mon temps (j’en vois par tout d’affligez de mesme nature de mal, et m’en est la societé honorable, d’autant qu’il se prend plus volontiers aux grands : son essence a de la noblesse et de la dignité) ; que des hommes qui en sont frapez, il en est peu de quittes à meilleure raison : et si, il leur couste la peine d’un facheux regime et la prise ennuieuse et quotidienne des drogues medicinales, là où je doy purement à ma bonne fortune : car quelques bouillons communs de l’eringium et herbe du turc, que deux ou trois fois j’ay avalé en faveur des dames, qui, plus gratieusement que mon mal n’est aigre, m’en offroyent la moitié du leur, m’ont semblé également faciles à prendre et inutiles en operation. Ils ont à payer mille veux à Esculape, et autant d’escus à leur medecin, de la profluvion de sable aysée et abondante que je reçoy souvent par le benefice de nature. La decence mesme de ma contenance en compagnie ordinaire n’en est pas troublée, et porte mon eau dix heures et aussi longtemps qu’un autre. La crainte de ce mal, faict-il, t’effraioit autresfois, quand il t’estoit incogneu : les cris et le desespoir de ceux qui l’aigrissent par leur impatience t’en engendroient l’horreur. C’est un mal qui te bat les membres par lesquels tu as le plus failly ; tu és homme de conscience.
Quae venit indignè paena, dolenda venit.
Regarde ce chastiement ; il est bien doux au pris d’autres, et d’une faveur paternelle. Regarde sa tardiveté : il n’incommode et occupe que la saison de ta vie qui, ainsi comme ainsin, est mes-huy perdue et sterile, ayant faict place à la licence et plaisirs de ta jeunesse, comme par composition. La crainte et pitié que le peuple a de ce mal te sert de matiere de gloire ; qualité, de laquelle si tu as le jugement purgé et en as guery ton discours, tes amys pourtant en recognoissent encore quelque teinture en ta complexion. Il y a plaisir à ouyr dire de soy : Voylà bien de la force, voylà bien de la patience. On te voit suer d’ahan, pallir, rougir, trembler, vomir jusques au sang, souffrir des contractions et convulsions estranges, degouter par foys de grosses larmes des yeux, rendre les urines espesses, noires, et effroyables, ou les avoir arrestées par quelque pierre espineuse et herissée qui te pouinct et escorche cruellement le col de la verge, entretenant cependant les assistans d’une contenance commune, bouffonnant à pauses avec tes gens, tenant ta partie en un discours tendu, excusant de parolle ta douleur et rabatant de ta souffrance. Te souvient il de ces gens du temps passé, qui recerchoyent les maux avec si grand faim, pour tenir leur vertu en haleine et en exercice ? Mets le cas que nature te porte et te pousse à cette glorieuse escole, en laquelle tu ne fusses jamais entré de ton gré. Si tu me dis que c’est un mal dangereux et mortel, quels autres ne le sont ? Car c’est une piperie medecinale d’en excepter aucuns, qu’ils disent n’aller point de droict fil à la mort. Qu’importe, s’ils y vont par accident, et s’ils glissent et gauchissent ayséement vers la voye qui nous y meine ? Mais tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant. La mort te tue bien sans le secours de la maladie. Et à d’aucuns les maladies ont esloigné la mort, qui ont plus vescu de ce qu’il leur sembloit s’en aller mourants. Joint qu’il est, comme des playes, aussi des maladies medecinales et salutaires. La cholique est souvent non moins vivace que vous ; il se voit des hommes ausquels elle a continué depuis leur enfance jusques à leur extreme vieillesse, et, s’ils ne luy eussent failly de compaignie, elle estoit pour les assister plus outre ; vous la tuez plus souvent qu’elle ne vous tue, et quand elle te presenteroit l’image de la mort voisine, seroit ce pas un bon office à un homme de tel aage de le ramener aux cogitations de sa fin ? Et qui pis est, tu n’as plus pour qui guerir. Ainsi comme ainsin, au premier jour la commune necessité t’appelle. Considere combien artificielement et doucement elle te desgouste de la vie et desprend du monde : non te forçant d’une subjection tyrannique, comme tant d’autres maux que tu vois aux vieillarts, qui les tiennent continuellement entravez et sans relache de foyblesses et douleurs, mais par advertissemens et instructions reprises à intervalles, entremeslant des longues pauses de repos, comme pour te donner moyen de mediter et repeter sa leçon à ton ayse ; pour te donner moyen de juger sainement et prendre party en homme de cœur, elle te presente l’estat de ta condition entiere, et en bien et en mal, et en mesme jour une vie tres-alegre tantost, tantost insupportable. Si tu n’accoles la mort, au moins tu luy touches en paume une fois le moys. Par où tu as de plus à esperer qu’elle t’attrappera un jour sans menace, et que, estant si souvent conduit jusques au port, te fiant d’estre encore aux termes accoustumez, on t’aura et ta fiance passé l’eau un matin inopinément. On n’a point à se plaindre des maladies qui partagent loyallement le temps avec la santé. Je suis obligé à la fortune de quoy elle m’assaut si souvent de mesme sorte d’armes : elle m’y façonne et m’y dresse par usage, m’y durcit et habitue ; je sçay à peu pres mes-huy en quoi j’en doibts estre quitte. A faute de memoire naturelle j’en forge de papier, et comme quelque nouveau symptome survient à mon mal, je l’escris. D’où il advient qu’à cette heure, estant quasi passé par toute sorte d’exemples, si quelque estonnement me menace, feuilletant ces petits brevets descousus comme des feuilles Sybillines, je ne faux plus de trouver où me consoler de quelque prognostique favorable en mon experience passée. Me sert aussi l’accoustumance à mieux esperer pour l’advenir ; car, la conduicte de ce vuidange ayant continué si long temps, il est à croire que nature ne changera point ce trein et n’en adviendra autre pire accident que celuy que je sens. En outre, la condition de cette maladie n’est point mal advenante à ma complexion prompte et soudaine. Quand elle m’assaut mollement elle me faict peur, car c’est pour long temps. Mais naturellement elle a des excez vigoreux et gaillarts ; elle me secoue à outrance pour un jour ou deux. Mes reins ont duré un aage sans alteration ; il y en a tantost un autre qu’ils ont changé d’estat. Les maux ont leur periode comme les biens ; à l’avanture est cet accident à sa fin. L’aage affoiblit la chaleur de mon estomac ; sa digestion en estant moins parfaicte, il renvoye cette matiere crue à mes reins. Pourquoy ne pourra estre, à certaine revolution, affoiblie pareillement la chaleur de mes reins, si qu’ils ne puissent plus petrifier mon flegme, et nature s’acheminer à prendre quelque autre voye de purgation ? Les ans m’ont evidemment faict tarir aucuns reumes. Pourquoy non ces excremens, qui fournissent de matiere à la grave. Mais est-il rien doux au pris de cette soudaine mutation, quand d’une douleur extreme je viens, par le vuidange de ma pierre, à recouvrer comme d’un esclair la belle lumiere de la santé, si libre et si pleine, comme il advient en nos soudaines et plus aspres choliques ? Y a il rien en cette douleur soufferte qu’on puisse contrepoiser au plaisir d’un si prompt amandement ? De combien la santé me semble plus belle apres la maladie, si voisine et si contigue que je les puis recognoistre en presence l’une de l’autre en leur plus haut appareil, où elles se mettent à l’envy, comme pour se faire teste et contrecarre’Tout ainsi que les Stoyciens disent que les vices sont utilement introduicts pour donner pris et faire espaule à la vertu, nous pouvons dire, avec meilleure raison et conjecture moins hardie, que nature nous a presté la douleur pour l’honneur et service de la volupté et indolence. Lors que Socrates, apres qu’on l’eust deschargé de ses fers, sentit la friandise de cette demangeson que leur pesanteur avoit causé en ses jambes, il se resjouyt à considerer l’estroitte alliance de la douleur à la volupté, comme elles sont associées d’une liaison necessaire, si qu’à tours elles se suyvent et s’entr’engendrent ; et s’escrioit au bon Esope qu’il deut avoir pris de cette consideration un corps propre à une belle fable. Le pis que je voye aux autres maladies, c’est qu’elles ne sont pas si griefves en leur effect comme elles sont en leur yssue : on est un an à se ravoir, tousjours plein de foiblesse et de crainte ; il y a tant de hazard et tant de degrez à se reconduire à sauveté que ce n’est jamais faict ; avant qu’on vous aye deffublé d’un couvrechef et puis d’une calote, avant qu’on vous aye rendu l’usage de l’air, et du vin, et de vostre femme, et des melons, c’est grand cas si vous n’estes reçheu en quelque nouvelle misere. Cette-cy a ce privilege qu’elle s’emporte tout net, là où les autres laissent tousjours quelque impression et alteration qui rend le corps susceptible de nouveau mal, et se prestent la main les uns aux autres. Ceux là sont excusables qui se contentent de leur possession sur nous, sans l’estendre et sans introduire leur sequele ; mais courtois et gratieux sont ceux de qui le passage nous apporte quelque utile consequence. Depuis ma cholique, je me trouve deschargé d’autres accidens, plus ce me semble que je n’estois auparavant, et n’ay point eu de fievre depuis. J’argumente que les vomissemens extremes et frequens que je souffre me purgent, et d’autre costé mes degoustemens et les jeunes estranges que je passe digerent mes humeurs peccantes, et nature vuide en ces pierres ce qu’elle a de superflu et nuysible. Qu’on ne me die point que c’est une medecine trop cher vendue ; car quoy, tant de puans breuvages, cauteres, incisions, suées, sedons, dietes, et tant de formes de guarir qui nous apportent souvent la mort pour ne pouvoir soustenir leur violence et importunité ? Par ainsi, quand je suis atteint, je le prens à medecine : quand je suis exempt, je le prens à constante et entiere delivrance. Voicy encore une faveur de mon mal, particuliere : c’est qu’à peu prez il faict son jeu à part et me laisse faire le mien, ou il ne tient qu’à faute de courage ; en sa plus grande esmotion, je l’ay tenu dix heures à cheval. Souffrez seulement, vous n’avez que faire d’autre regime ; jouez, disnez, courez, faictes cecy et faites encore cela, si vous pouvez ; vostre desbauche y servira plus qu’elle n’y nuira. Dictes en autant à un verolé, à un gouteux, à un hernieux. Les autres maladies ont des obligations plus universelles, geinent bien autrement nos actions, troublent tout nostre ordre et engagent à leur consideration tout l’estat de la vie. Cette-cy ne faict que pinser la peau ; elle vous laisse l’entendement et la volonté en vostre disposition, et la langue, et les pieds, et les mains ; elle vous esveille plustost qu’elle ne vous assopit. L’ame est frapée de l’ardeur d’une fievre, et atterrée d’epilepsie, et disloquée par une aspre micraine, et en fin estonnée par toutes les maladies qui blessent la masse et les plus nobles parties. Icy, on ne l’ataque point. S’il luy va mal, à sa coulpe ; elle se trahit elle mesme, s’abandonne et se desmonte. Il n’y a que les fols qui se laissent persuader que ce corps dur et massif qui se cuyt en nos roignons se puisse dissoudre par breuvages ; parquoy, dépuis qu’il est esbranlé, il n’est que de luy donner passage ; aussi bien le prendra il. Je remarque encore cette particuliere commodité que c’est un mal auquel nous avons peu à diviner. Nous sommes dispensez du trouble auquel les autres maus nous jettent par incertitude de leurs causes et conditions et progrez, trouble infiniement penible. Nous n’avons que faire de consultations et interpretations doctorales : les sens nous montrent que c’est, et où c’est. Par tels argumens, et forts et foibles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, j’essaye d’endormir et amuser mon imagination, et gresser ses playes. Si elles s’empirent demain, demain nous y pourvoyerons d’autres eschapatoires. Qu’il soit vray ! . Voicy depuis, de nouveau, que les plus legers mouvements espreignent le pur sang de mes reins. Quoy, pour cela je ne laisse de me mouvoir comme devant et picquer apres mes chiens d’une juvenile ardeur, et insolente. Et trouve que j’ay grand raison d’un si important accident, qui ne me couste qu’une sourde poisanteur et alteration en cette partie. C’est quelque grosse pierre qui foule et consomme la substance de mes roignons, et ma vie que je vuide peu à peu, non sans quelque naturelle douceur, comme un excrement hormais superflu et empeschant. Or sens je quelque chose qui crosle ? Ne vous attendez pas que j’aille m’amusant à recognoistre mon pous et mes urines pour y prendre quelque prevoyance ennuyeuse ; je seray assez à temps à sentir le mal, sans l’alonger par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre desjà de ce qu’il craint. Joint que la dubitation et ignorance de ceux qui se meslent d’expliquer les ressorts de Nature, et ses internes progrez, et tant de faux prognostiques de leur art, nous doit faire cognoistre qu’ell’a ses moyens infiniment incognuz. Il y a grande incertitude, varieté et obscurité de ce qu’elle nous promet ou menace. Sauf la vieillesse, qui est un signe indubitable de l’approche de la mort, de tous les autres accidents je voy peu de signes de l’advenir sur quoy nous ayons à fonder nostre divination. Je ne me juge que par vray sentiment, non par discours. A quoy faire, puisque je n’y veux apporter que l’attente et la patience ? Voulez vous sçavoir combien je gaigne à cela ? Regardez ceux qui font autrement et qui dependent de tant de diverses persuasions et conseils : combien souvent l’imagination les presse sans le corps’J'ay maintesfois prins plaisir, estant en seurté et delivre de ces accidens dangereux, de les communiquer aux medecins comme naissans lors en moy. Je souffrois l’arrest de leurs horribles conclusions bien à mon aise, et en demeurois de tant plus obligé à Dieu de sa grace et mieux instruict de la vanité de cet art. "

Et voilà, je recommande de commencer par le livre III, et de ne pas s'affoler.

Parfait pour le  nouveau challenge de Philippe

vendredi 27 avril 2018

Courrier de Tartarie

Courrier de Tartarie
Peter Fleming
Phebus Libretto, 2001
Traduit par S et P Bourgeois


Vous vous souvenez d'Oasis Interdites d'Ella Maillart? Oui? Alors merci, dans mes bras! Non? Hé bien je vais pouvoir me répéter (un peu seulement) sans scrupules.

Durant sept mois, l'anglais Peter Fleming et la suissesse Ella Maillart (dite Kini) ont parcouru  près de six mille kilomètres, de Pékin à la vallée du Cachemire, via Kashgar et l'Himalaya, ceci en 1935, et au moment où le Sinkiang (province nord ouest de la Chine) était réputé infranchissable, les étrangers risquant d'être refoulés ou emprisonnés. Le tout sans vrais visas sur leurs passeports, sans savoir comment réagiraient les fonctionnaires chinois, russes ou que sais-je.

Quand j'ai parlé d'Oasis interdites, quelques lectrices m'ont assuré qu'il fallait lire Courrier de Tartarie, la version du voyage par Peter Fleming, 'à se demander s'ils ont fait le même voyage, lui et Ella Maillart'. Bien évidemment je n'ai pas voulu jouer au jeu des ressemblances ou des sept erreurs, mais je confirme que les deux récits sont à lire!

Les deux ne se connaissaient pas vraiment, n'avaient pas prévu de voyager ensemble, mais comme ils se sont trouvés vouloir réaliser le même voyage au même moment, autant 'rester groupés'. Peter d'ailleurs est le seul racontant comment ils se sont rencontrés au fin fond de la Manchourie... Il évoque plus de détails en règle générale, les appareils photos, les armes, ou disons, les carabines, avec lesquels il s'éloignera souvent des campements pour chasser, Ella étant meilleure cuisinière. Ils formèrent une bonne équipe, chacun avec ses talents, à Kini les soins médicaux et vétérinaires, à Peter les négociations, par exemple.

Contrairement à certains européens de l'époque, ils voyagent léger, ce qui se révéla une bonne option. Ce n'étaient pas des voyageurs débutants, ni l'un ni l'autre, mais ils sont vraiment partis sans trop savoir ce qui les attendait (et ça a marché). Ils connaissaient peu des langues locales, et ne se livrent pas à un compte rendu exhaustif géographique et historique. Pourtant les récits fourmillent de mille détails.

"Pour une expédition comme celle que nous avions entreprise, nous n'avions le choix qu'entre deux méthodes : ou bien prendre toutes les précautions, ou alors n'en prendre aucune." (j'ai - toutes proportions gardées- le même penchant naturel : je préfère ne pas trop évoquer tout ce que j'ai bu et mangé au fin fond de l'Afrique)

Cerise sur le gâteau, à la fin se trouve une conversation entre Ella Maillart toujours en pleine forme et Catherine Domain en 1989. Comment les deux voyageurs se sont-ils entendus? Lui le chasseur pressé, elle la voyageuse voulant prendre plus de temps à voyager? Quoiqu'il en soit, ils reconnaissent les qualités de l'autre, Ella pointant particulièrement l'humour de Peter (et ça je confirme!)

Avis chez babelio,

mercredi 25 avril 2018

Un avenir / Mon couronnement

Comme souvent les deux mêmes blogueuses sont à l'origine de cette découverte d'une auteur. Deux en bibli? Allez hop, d'autant plus que c'est court, chacun une centaine de pages.

Mon couronnement
Véronique Bizot
Actes sud, 2010

Un vieil homme, scientifique à la retraite, se voit rattrapé par la célébrité suite à une découverte un peu par hasard, en tout cas bien oubliée. Invité à une cérémonie en son honneur, il accepte bien malgré lui, aidé par son fils et sa femme de ménage.

"Des photos de moi sont effectivement parues dans quelques journaux, que je n'ai pas vues, mais en conséquence de quoi le téléphone a sonné plusieurs fois, avec, au bout, d’anciennes connaissances de travail de travail qui paraissaient très surprises d'avoir appris que je suis encore vivant. Inutile de dire que je partage leur surprise."

"Passé quatre-vingt ans, la rue paraît différente lorsqu'on a quelqu'un avec soi, les gens qui viennent en face ne se précipitent pas sur vous comme s'ils comptaient vous éliminer de la surface de la terre, ils ralentissent puis s'écartent, et parfois même vous accordent un regard." [dans les petites villes aussi? je doute quand même]

Un avenir
Véronique Bizot
Actes sud, 2011

Paul reçoit une lettre de son frère, habitant la vieille maison familiale à trois cents kilomètres de chez lui. Ledit frère l'a quittée, mais il n'est plus sûr d'avoir bien purgé un des robinets. Paul n'hésite pas, il file en plein hiver vérifier cela, et le voilà campant dans une vaste demeure glaciale et isolée, les chutes de neige le bloquant là.

"Tout sentiment d'allégresse est chez moi aussi fugitif qu'un appel d'air entre deux trains qui se croisent à grande vitesse."

Pourquoi je n'ai pas du tout lâché ces lectures et vous les recommande : c'est court écrit dans un style un poil 'marabout de ficelle', où les informations vous attrapent en pleine phrase, où les souvenirs reviennent avec fluidité, et avec un décalage amusé pour la grande joie du lecteur, qui ignore où il arrivera, mais s'en moque bien.Au final, des chroniques de vies pas forcément gaies, pas forcément réussies, mais un charme indéniable.

lundi 23 avril 2018

Ce qui gît dans ses entrailles

Ce qui gît dans ses entrailles
Heat and Light
Jennifer Haigh
Gallmeister, 2017
Collection Americana
Traduit par Janique Jouin-de-Laurens


"Plus que tout autre lieu, la Pennsylvanie n'existe que par ce qui gît dans ses entrailles."

Au siècle dernier, les mines de charbon ont apporté population et richesse, puis plus rien, et en 2010, voilà qu'arrivent des démarcheurs : "louez vos terres, on extrait le gaz de schiste, les dollars vont pleuvoir sur vous!"
Quelles seront les conséquences deux ans plus tard, que l'on ait ou non accepté les forages?

Une remarque pour ceux craignant des développements illisibles sur les techniques de fracturation et les débats écologiques, oui c'est abordé, mais brièvement. Jennifer Haigh s'intéresse à une multitude de personnages (ce qui peut gêner au début, tous ces noms qui arrivent - et vont revenir - peuvent donner le tournis) mais patience, les fils vont se nouer, et finalement ce sont des êtres humains avec leurs problèmes et leurs histoires passées et présentes qui vont devenir attachants au fil de la lecture. Des détails prennent sens, il faut lui faire confiance.

Cette pauvre Pennsylvanie n'a vraiment pas de chance, j'ai (re) découvert que la centrale de Three Mile Island y était implantée (on en parle dans le roman)

Les avis de Cunéipage, Papillon,

Dans le nouveau challenge de Philippe

jeudi 19 avril 2018

Description d'un paysage

Description d'un paysage
Miniatures suisses
Hermann Hesse
Traduction de Michèle Hulin et de Jean Malaparte
José Corti, 1994


Alors là, dans le genre titre pas du tout attractif, j'ai rarement fait mieux! Mais peu importe, ce qui compte c'est le contenu. Une cinquantaine de textes d'une page à une vingtaine, écrits entre 1905 et 1960 par Hermann Hesse (1877-1962), allemand puis suisse, prix Nobel 1946. A cette lecture on imagine très bien Hesse parcourir ces villages, d'abord lors de randonnées énergiques, redescendant les pentes en luge (j'aurais aimé voir ça!), faisant une petite sieste ou nageant dans les rivières, assistant à des concours agricoles (avec yodlers), seul ou avec sa femme ou des amis. Montant pour la première fois en avion (1913!). Un coucou, avec juste lui et le pilote, et il avait oublié ses gants. Puis ensuite le temps passant, sa santé déclinant, lors de petites promenades tranquilles, muni de son matériel d'aquarelliste.

Parfois il égratigne les citadins, les nouveaux riches, les profiteurs de la guerre (de 1914-1918). Il déplore les changements survenus dans les belles vallées qu'il connaît depuis des années. Arrive une soirée pleine de charme dans le Tessin (1921) avec trois couples de danseurs. Des souvenirs lointains remontent. Lors d'une sieste il entend des jeunes écoliers réciter près de lui un de ses poèmes datant de cinquante ans. Une autre fois n'ayant rien à lire il relit une de ses œuvres, Le loup des steppes, dont il avait oublié certains détails...

Et de beaux passages...
"Devant nous se dressa, brillant avec force dans ses somptueuses couleurs, un arc-en-ciel complet. Il avait les pieds posés de part et d'autre de la route dans les graviers et dans l'herbe rare dont il semblait tirer la fraîcheur de son vert-clair. Il s'ouvrait devant nous comme une porte solennelle, augmentant de moment en moment sa luminosité et l'éclat de ses teintes. L'ami Hans qui était assis derrière moi me posa la main sur l'épaule et me dit:'Regarde, cela doit être pour nous un signe de paix.' C'était la conclusion conciliatrice de nos considérations précédentes sur les deux guerres.
Nous ne parvenions pas, cependant, à franchir ce portail aux couleurs éblouissantes, car l'arc, visible des deux côtés de la vallée jusqu'au sol, planait devant nous, proche à le toucher, mais aussi taquin que majestueux : juste à portée et insaisissable. Il nous accompagna ainsi jusqu'au bout de la longue route du col. Hans m'effleura encore le bras et comme je me retournais vers lui en souriant, il dit :' Elle plane devant nous, la paix, elle nous prodigue ses sourires, elle nous console, mais nous ne l'atteignons jamais, nous ne l'atteindrons jamais'."

Vous l'aurez compris, c'est un plaisir de cheminer tranquillement avec Hermann Hesse dans ces montagnes et vallées aimées, et surtout de découvrir l'homme Hesse au cours de ces décennies. Il demeure pudique bien sûr mais je garantis qu'il est de bonne compagnie.

Dans le nouveau challenge de Philippe


lundi 16 avril 2018

Le couteau de Jenůfa

Le couteau de Jenůfa
Xavier Hanotte
Belfond, 2008


Hé bien voilà, je le tiens, mon coup de coeur belge! Mais après  Ours toujours et  Du vent , le risque était faible. Ah Hanotte a bien du talent !

Personnage apparaissant déjà dans des textes antérieurs (mais ça ne gêne pas), Barthélémy Dussert est inspecteur de police, au moment où des déménagements et réorganisations ont lieu dans la police et la gendarmerie. Mais ne pas s'attendre à des enquêtes trépidantes ou des poursuites échevelées, le seul véhicule traqué sera la 4L pétaradante et 'pourrie' de sa collègue Trientje; après six ans de côtoiement neutre dans le même bureau, Barth réalise qu'il est amoureux de sa collègue si discrète, juste au moment où elle semble s'éloigner et  être courtisée par un inconnu. Le voilà souffrant de jalousie.

Un policier traducteur d'un poète mort sur les champs de bataille de la première guerre mondiale, Wilfred Owen, et qui adore Jenufa, l'opéra de Janacek , voilà qui est plaisant. Comme de plus Trientje a la joue balafrée (dans l'opéra c'est l'amoureux transi de Jenufa qui la blesse avec un couteau)(j'ai dû  ressortir mon Kobbé pour lire l'histoire), apparaissent des liens entre l'oeuvre et la vie des héros du roman.

Et ce n'est pas fini! Un auteur de romans, dont les oeuvres sont introuvables, a disparu. Des feuillets d'un mystérieux inconnu, écrivant comme le disparu, parviennent par la poste à Barthélémy. L'inconnu écoute Jenufa en boucle, tiens donc. Au domicile de l'écrivain disparu le policier remarque un miroir et une gravure.

Je ne vais pas en dire plus. Dans une atmosphère parfois floue et brumeuse, flirtant avec le fantastique, tout ou presque devient possible, et c'est tout l'art de Hanotte de ne jamais expliquer, de laisser son lecteur déstabilisé et heureux. Cerise sur la gâteau, l'humour n'est pas absent et l'écriture sait rendre visibles et sensibles ces lueurs, ces brouillards, ces froids si prégnants dans le roman.

Les avis de Anne, qui m'apprend que sous le nom de Barthélémy Dussert, Hanotte traduit les poèmes du même poète anglais! Mais on se croirait dans un de ses romans!

Mois belge!!


vendredi 13 avril 2018

Les fantômes du vieux pays

Les fantômes du vieux pays
The nix
Nathan Hill
Gallimard, 2017
Traduit par Mathilde Bach


Quand un roman semble être lu par 'tout le monde', suscitant plutôt l'enthousiasme, j'avoue avoir tendance à ne pas trop me précipiter, craignant la déception (plein de coups de coeur de la blogosphère ne m'ont pas fait grimper aux murs, non, pas d'exemples). D'autant plus qu'il était toujours emprunté dans mes deux médiathèques.

Première réaction une fois enfin en mains : ah oui, la bête fait plus de 700 pages...

Année 2011 : le gouverneur Packer est agressé en public par une inconnue, Faye Andresen-Anderson. Qui se révèle n'être pas une inconnue, car en 1968 est parue une photo d'elle lors des manifestations de Chicago, lors desquelles elle avait été arrêtée. Tout le monde s'intéresse à ce fait divers, sauf Samuel, professeur de littérature, et elfe dans le jeu en ligne le Monde d'Elfscape. Or Samuel est le fils de Faye, qui l'a abandonné ainsi que son père Harry, en 1988.

Au départ je me suis demandée où ça partait, les personnages se mettent en place, les différentes parties reviennent sur le passé, reprennent au présent. Et puis apparaissent régulièrement ce que certains lecteurs ont ressenti comme étant des longueurs, mais que j'ai plutôt acceptées comme des développements fascinants et, disons-le, tragi-comiques en général.

Nathan Hill pousse au maximum la description de certains personnages, c'est sûr, tels Laura Pottsdam, étudiante de Samuel (une tricheuse impossible à déstabiliser), ou Pwnage, joueur en ligne - avec cette scène fabuleuse à l'hôpital (ah les dialogues) et auparavant ses trente heures de jeu (une seule phrase je pense) quand il est décidé à s'arrêter! De grands moments aussi, comme avec l'armée en Irak, et surtout les événements à Chicago.

Je suis bon public, je n'ai pas vu venir grand chose à la fin, mais je peux assurer que tous les détails 'inutiles' ont trouvé leur place dans le puzzle.
Alors oui, j'ai adoré, je suis bluffée. Nathan Hill, dans ce premier roman, fait preuve d'un grand talent, bien des passages sont pleins de causticité, ils ralentissent forcément la narration de l'histoire proprement dite, mais c'est jouissif et bien vu!
Ma seule inquiétude pour lui : comment faire mieux ensuite?

challenge de Philippe? Je tente... avec pays... mais je doute...

mercredi 11 avril 2018

Lettre de consolation à un ami écrivain

Lettre de consolation à un ami écrivain
Jean-Michel Delacomptée
Robert laffont, 2016


Un écrivain dont les ventes demeurent confidentielles quoique honorables, en dépit de son talent, demeure ignoré du grand public. Il annonce sa décision de ne plus écrire.
Un de ses amis et admirateurs lui écrit une longue lettre (qui sera cette lettre de consolation), essayant de le faire changer d'avis, bien sûr. Pourquoi écrit-on, d'ailleurs? Par besoin? Pour se guérir, comme certains le croient?
Faut-il être lu ou bien lu?

"Que la quantité subventionne la qualité, l'argument plait aux éditeurs: il les exonère de la primauté accordée au rez-de-chaussée, quand ce n'est pas au sous-sol. Avant d'être éditeurs, ils sont commerçants, mais, bénéfice moral, être commerçants leur permet de publier de bons livres. Personnellement, cette espèce de troc, ou de compensation, ne me choque pas. Pour financer ce qui se vend peu, il faut produire ce qui se vend."

Rencontrant un groupe de lectrices (des enseignantes) l'auteur leur demande quels auteurs contemporains elles lisent. Beaucoup de noms encensés par les médias, ou récipiendaires de prix. Un certain filtrage semble exister en amont.

Mais Jean-Michel Delacomptée ne jette pas le bébé avec l'eau du bain, cite quelques auteurs contemporains intéressants, ne tombe pas trop dans le piège du 'c'était mieux avant', mais on sent son amour de la langue. Deux extraits, l'un de Duras, l'autre de Christine Angot, sont parfaitement parlants. Il a remarqué l'appauvrissement du niveau chez les politiques et les médias. Quant à la réécriture des livres pour enfants...

Citons une lettre de Flaubert à Maupassant
"Quand on écrit bien, on a contre soi deux ennemis: 1° le public, parce que le style le contraint à penser, l'oblige à un travail; et 2° le gouvernement, parce qu'il sent en nous une force, et que le pouvoir n'aime pas un autre pouvoir."

Je passe sur un extrait de De la démocratie en Amérique, sur le despotisme, et confesse que l'auteur m'a donné envie de lire Bossuet; ce type est dangereux!

Au final, un essai assez court que j'ai dévoré, alors qu'au départ ce n'était pas gagné. Pour réfléchir.

Histoire de continuer avec l'auteur et savourer sa prose, j'ai lu

Petit éloge des amoureux du silence
Jean-Michel Delacomptée
folio, 2011


Ne pas se fier à la couverture, l'auteur ne se contente pas de signaler les grossiers personnages abusant de leur téléphone en public. Il déplore la quasi disparition du silence dans notre société, évoque les situations insupportables vécues par de nombreux compatriotes (dont lui-même et son père mourant, une histoire qui l'a marqué), rappelle ce que dit la loi (précise, complète... et inappliquée).

Un avis plus détaillé chez Le bouquineur

Un double pour le  challenge de Philippe

lundi 9 avril 2018

Le carré de la vengeance

Le carré de la vengeance
Het vierkant van de wraak
Pieter Aspe
Albin Michel, 2008
Traduit par Emmanuèle Sandron


Enfin! J'ai cru un instant devoir déclarer forfait pour ce mois belge... Harpman et Quiriny, Goffette, mouais d'accord mais pas maintenant, Le merditude des choses, un abandon, même Yourcenar, née à Bruxelles, est française!

Finalement j'ai démarré avec Le carré de la vengeance le premier opus des enquêtes du commissaire Pieter Van In. Gare! La Duvel coule à flots, les paquets de cigarettes ne font pas long feu. Mais l'homme, amateur de bonne littérature,  de beaux meubles dans un bel espace, et de champagne le cas échéant n'oublie pas de réfléchir.
Il en aura besoin. La bijouterie Degroof a été cambriolée, ou plutôt, les bijoux ont été détruits. Étrange, et de plus le chef de famille Degroof utilise ses relations pour que l'enquête stagne et s'arrête. Il faudra un enlèvement d'enfant dans la même famille pour que Van In puisse reprendre tout en mains ou presque.
Bien sûr il ne travaille pas seul; avec ses collègues de la police, ses supérieurs parfois obtus, et la gendarmerie, il avance. Ne dédaignant pas la présence du substitut du procureur du roi, Hannelore Martens, dont la présence rend quasiment tous les hétéros présents semblables au loup de Tex Avery.

Alors? Une enquête menée tambour battant, des fausses pistes, de l'humour, pas de serial killer, de sang, de plongée dans le glauque via les pensées des coupables, mais tout de même du bien sordide. Je me suis parfois emmêlée les pédales dans les subtilités politicardes, je n'ai rien compris à la signification originelle du carré, de plus cette histoire de codes est-elle sans erreur?, parfois tout marche trop bien, les renseignements arrivent tout de suite, parfois, zut alors, l'ordinateur est en panne, pile au mauvais moment, un des coupables commet une erreur idiote, dommage pour lui, bref ce n'est pas parfait, mais ça se laisse lire plaisamment et les pages se tournent! Je pourrais bien y revenir.

Un clin d'oeil
"- Et tu crois qu'une histoire pareille est possible en Belgique? objecta Hannelore, pour le moins sceptique.
- Tout est possible en Belgique, répondit Van In avec assurance."

 challenge de Philippe
Dans le cadre du mois belge chez Anne et Mina

vendredi 6 avril 2018

Tant bien que mal

Tant bien que mal
Arnaud Dudek
Alma éditeur, 2018

D'Arnaud Dudek, j'ai lu Une plage au pôle nord, beaucoup aimé, avec projet de découvrir Rester sage, le seul présent à la bibli. Alors avec Tant bien que mal, j'ai accepté de sortir de ma zone de confort (à savoir, en gros, pavés classiques, anglo-saxons, voyages, nature et bestioles)

Un petit garçon rentre de l'école, il a sept ans, sur le chemin un inconnu en Ford Mondeo s'arrête, lui demande de l'aider à retrouver son chat. Le gamin accepte, le conducteur l'amène en forêt.
"Je suis en partie mort ce soir-là."

Sujet très très délicat, non? Traité sans pathos, avec retenue. C'est principalement au lecteur d'attacher les fils, de comprendre, de déduire. La chronologie ensuite est éclatée, on a le narrateur juste après l'agression, adolescent, adulte, étudiant, mais tout est bien clair. Les conséquences sont finement analysées.
Un jour, il a la trentaine, donc plus de vingt ans après, il reconnait son agresseur. Que va-t-il faire?

Le roman (moins de 100 pages) est très court, je ne vais donc pas donner trop de détails, à vous de lire.

Merci à l'éditeur.

mercredi 4 avril 2018

La note américaine

La note américaine
Killers of the Flower Moon
The Osage Murders and the birth of the FBI
David Grann
Globe, 2018


Jusqu'au cours du 19ème siècle, les Osages vivaient librement dans leur grande prairie, chassant les bisons (et pour eux, tout est utile dans le bison) en maintenant vivantes leurs traditions. Hélas les colons convoitaient les bonnes terres et ils furent obligés de s'installer en Oklahoma, dans un coin bien pauvre et désolé.

Jusqu'au jour où le sous-sol de la réserve (qui leur appartenait) de révéla bourré de pétrole et là les millions de dollars coulèrent aussi à flot. Les dollars appartenaient aux indiens, mais comme ils étaient considérés comme incapables de gérer leur argent, ils tombaient sous le joug de curateurs pas toujours honnêtes.

Dans les années 1920 beaucoup de décès inexpliqués (empoisonnements?) ou carrément des crimes par armes à feu survinrent, principalement dans la famille de Mollie Burkhart, une jeune femme Osage mariée à un 'blanc'. Le 'règne de la Terreur' commença.

Bien sûr des enquêtes furent menées, mais "le système judiciaire américain, au même titre que ses services de police, était gangrené par la corruption. Il y avait beaucoup de juges et d'avocats véreux. les témoins étaient menacés et les jurys achetés."

C'est là que Edgar J. Hoover, à la tête du Bureau of Investigation (le futur FBI) envoie un enquêteur rigoureux, honnête, Tom White, pour faire la lumière sur les nombreux décès (24) plus ou moins liés à Mollie qui a vu mourir sa mère, ses soeurs, son beau-frère, et craint pour sa vie. La lutte sera rude! Les témoins prêts à parler ayant tendance à mourir avant l'heure...

Voilà ce que raconte David Grann dans ce livre se dévorant 'comme un roman policier'. Dans une dernière partie il raconte comment il s'est plongé dans de vieux documents, a rencontré des descendants des personnages, et a découvert que tout cela allait bien plus loin que prévu.

En plus de parler de crimes révoltants, ce livre fait revivre l'ambiance de ces années fin 19ème début 20ème, les traditions des Osages, l'époque où l'on avait une conception élastique de la loi et une façon expéditive de se débarrasser des gens, où les villes poussaient comme des champignons, où la police fédérale était à ses débuts. Une sorte de Far West dans ses derniers moments. C'est absolument fascinant et à découvrir bien évidemment.
Mollie et ses soeurs )(Courtesy of the Osage Nation Museum)
Bourré de nombreuses photos d'époque, le livre sera prochainement adapté au cinéma.
Merci à l'éditeur et Arnaud L.

Les billets de Electra, et Annie/Une vie à lire

Merci encore à Philippe et sa vigilance, oui c'est dans le challenge!
 challenge de Philippe

lundi 2 avril 2018

Des gens comme les autres

Des gens comme les autres
Real people, 1969
Alison Lurie
Rivages, 1989
Traduit par Marie-Claude Peugeot

Au début j'ai cru avoir mis la main sur un roman d'Alison Lurie que j'allais aimer moyennement (et en profiter: 1) pour ne pas avoir à écrire de billet; 2 ) ne pas encore casser les pieds des visiteurs avec cette lubie de TOUT lire d'elle).
Mais il a fallu m'avouer, au cours de ma lecture où je notais des passages, qu'Alison Lurie est vraiment trop forte et que son roman est encore une fois drôlement subtil.

Pour changer des précédents romans, la narration est en 'je', et nous partageons les pensées de Janet Belle Smith dans son Journal tenu du 29 juin au 7 juillet. Le lieu :  une somptueuse demeure de Nouvelle Angleterre, les riches propriétaires en ont fait une colonie d'artistes, qui trouveront là les conditions idéales pour créer, qu'ils soient peintres, écrivains (poésie, nouvelles, romans...) ou compositeurs. (j'y ai retrouvé le Lonnie Zimmern de comme des enfants, devenu adulte et critique littéraire)

Janet (j'allais écrire cette pauvre Janet) va vivre quelques bouleversements durant son séjour, qui pourtant n'est pas le premier, dans cette oasis où elle espérait venir à bout d’une panne d'écriture. Ce qu’elle vit, ce qu’elle note dans son Journal peuvent lui servir de départs de nouvelles, hélas avortés, elle en devient consciente.

"Clark [son mari] ne m'entretient pas parce que j'écris, mais en dépit de cela. En fait, j'ai une bonne situation de maîtresse de maison logée et nourrie, et de compagne de cadre supérieur. Salaire convenable, conditions de travail agréables, titulaire de mon poste, avantages divers -mais beaucoup d'heures de présence, et au bout de vingt ans, je n'ai droit qu'à deux ou trois semaines de vacances chaque été."

Suite à une remarque, elle s'interroge.
"Gerry m'a dit que j'avais un mécène, comme les écrivains du dix-septième et du dix-huitième siècle. (...) Et mes écrits témoignent de la même dépendance envers eux, exactement. On y trouve le même soin à éviter tout sujet qui risquerait de leur déplaire; la même célébration patente ou subtile de leur mode de vie; le même éloge de leurs vertus et le même aveuglement sur leurs défauts."

Elle a sous les yeux l'exemple de H.H. Waters, talentueuse poétesse reconnue, ayant choisi l'Art face à un potentiel mari qui n'aurait pas accepté qu’elle écrive.

Va-t-elle continuer à s'imposer des limites et une certaine autocensure? Au risque de devenir banale, répétitive et ennuyeuse?
"Il faut que l’écrivain transforme le matériau -mais par addition, pas par soustraction, comme je l'ai fait jusqu'ici.(...) La fiction est du concentré de réalité; c'est pourquoi le goût en est plus fort, comme le bouillon cube ou le concentré de jus d'orange surgelé.
Je sais tout cela; je le sais depuis des années. Et pourtant je me suis mise à ajouter de l'eau, et même, à chaque fois, une eau de plus en plus tiède. De crainte que, non dilué, tout cela se prenne en glace et me brûle, moi et tous ceux de mon entourage."

J'ai cité particulièrement les interrogations de Janet, qui pourraient être celles de tout auteur, et méritent l'enthousiasme ressenti à cette lecture, surtout quand on imagine que ce Journal pourrait être le prochain texte de Jane, celui où 'elle balance tout' . Un retournement possible pensé par Alison Lurie?

Qu'on ne s'y méprenne pas; ce roman n'est pas qu'interrogation sur la création! Il est vif et drôle. 

"Une femme et cinq enfants à charge.
- Cinq enfants?
- Cinq. Vous connaissez les peintres Pop'Art et leur admiration pour la fabrication en série..."