mercredi 30 novembre 2016

Le cornet acoustique

Le cornet acoustique
The ear trumpet (The hearing trumpet?)
Leonora Carrington
Flammarion, 1974
traduit par Henri Parisot


Leonora Carrington (1917, Angleterre-2011, Mexique) était totalement inconnue de mes services lorsque Fanja a fait part de son enthousiasme pour The hearing Trumpet (son billet) La dame est à la fois romancière et peintre, et a eu une vie bien remplie, voir wikipedia. Quant au roman...D'après la préface une seule copie en existait, que le préfacier remit à un conseiller culturel, et qui fut définitivement égarée. Mais! Des années plus tard l'auteur retrouva une autre copie, l'envoya au traducteur, justement, et le roman fut traduit et parut en français avant même l'anglais.

C'est parfaitement le genre de roman dont un résumé ne donne pas vraiment une idée exacte. Marion Leatherby, 99 ans (en VO il paraît que c'est 92) vit avec sa famille, en bonne santé, mis à part une petite surdité, d'où le cadeau d'un cornet acoustique de la part de son amie Carmella. Ce qui lui permet d'entendre une conversation où elle apprend qu'elle gêne et sera placée dans un établissement pour personnes âgées. Son rêve de découvrir la Laponie semble compromis, puisque tout cela se déroule au Mexique.

Jusque là tout paraît normal, n'est-ce pas? Carmella est bien un poil fantasque, Marion a des opinions étonnantes parfois, mais l'histoire va plonger dans, quoi? le fantastique? je ne sais pas; le surréalisme? sans doute puisque l'oeuvre de Leonora Carrington est cataloguée ainsi... Un final avec loups-garous (ou loups?), le graal chez les Templiers, des trucs ésotériques auxquels je n'ai rien compris, peu importe, je me suis bien amusée, parfois c'est du vrai délire, mais factuel et sérieux. L'arrivée de Carmella vers la fin, ses idées baroques en général, ça vaut le déplacement! J'ajouterai l'histoire gouleyante de Dona Rosalinda en plein milieu (Fanja tout comme moi trouve cela fort 'Don Quichotte').
Une grande expérience de lecture, où pas grand chose n'est épargné au lecteur (même pas la neige au Mexique). Pour lecteurs ne craignant pas un poil de fantaisie, quand même.

"je suis sûre que ce serait très agréable et très salutaire pour les humains de n'être soumis à aucune autorité. Il leur faudrait penser par eux-mêmes au lieu que ce soit la publicité, le cinéma, la police et les parlements qui leur disent ce qu'il convient de faire et de penser."

http://next.liberation.fr/arts/2011/05/27/deces-de-leonora-carrington-l-ultime-surrealiste_738787
Dans sa maison à Mexico

lundi 28 novembre 2016

Play

Play

Πλανόδιος σαλπιγκτής, 1989

Mènis Koumandarèas
ginkgo éditeur, 2016
Traduit par Nicole Le Bris


L'auteur (parce que moi en tout cas je ne connaissais pas du tout) est grec (on s'en doute quand même), né en 1931 et mort (assassiné) en 2014. Meurtre résolu grâce à un indice trouvé dans son dernier roman. Voir ici (et aussi quelques renseignements sur l'auteur). Découvrir cela m'a complètement épatée!

Play, comme le savent les plus de 20 ans (?) est la touche sur laquelle appuyer pour utiliser un magnétophone. Envoyé par son journal, un jeune homme prend contact pour interviewer un écrivain célèbre dans son appartement athénien. Au fil des rencontres, s'établit une sorte de jeu entre les deux, questions biaisées, réponses évasives. L'écrivain, qui a tout de Koumandaréas, sans être le narrateur, parle de son oeuvre, ses influences, sa conception de la littérature, et bien sûr de sa vie (ce qu'il veut bien en dire).

"Ecrire c'est une vie de forçat qui ne te laisse jamais de repos." "Rien de plus funeste pour la littérature, rien de pire à lui conseiller, que l'asservissement à la réalité.Même une interview comme celle de ce soir doit nécessairement demander à l'imagination de quoi la rendre plus convaincante." "Ecrire dans sa langue, c'est comme l'entendre pour la première fois. Les mots les plus habituels se chargent fortement et sonnent comme vierges : sans cela un texte ne peut prendre corps." "La difficulté n'est pas de critiquer la société. Tu trouves ça tous les jours dans les journaux. Ecrire une histoire, c'est une autre paire de manches, comme en musique de composer une mélodie capable de marquer les mémoires."

Beaucoup d’ambiguïté dans ce court roman, puisque le narrateur, le 'je' n'est pas l'auteur, celui-ci étant l'interviewé (merci à l'auteur des notes, signalant les œuvres de Koumandarèas). Narrateur ayant des velléités d'écrire, qui sait? "Écris une nouvelle, disons par exemple: tu as rencontré un écrivain.(...) Écris donc sur nous, je te donne la permission."
Ce que le lecteur a en mains.

Un grand merci à l'éditeur (croisé de salon en salon)

Edit : oups, mais ce grec rentre dans Lire le monde chez tête de lecture!

vendredi 25 novembre 2016

Éloge de la pièce manquante

Éloge de la pièce manquante
Antoine Bello
Gallimard, 1998



Au cours de l'année 1995, l'on découvre cinq ou six cadavres amputés d'un membre, et portant sur eux un polaroid représentant le même membre d'une autre personne. La police pense bien sûr à un serial killer, les victimes ayant toutes un rapport avec le monde du puzzle.
Plus qu'une enquête classique, ce roman fait découvrir l'histoire du puzzle sur plusieurs décennies, et imagine l'existence de concours de puzzles de vitesse, au grand dam de la plus feutrée et déclinante société de puzzlologie et son inénarrable projet Gleaners.

"Le livre se compose de 48 pièces numérotées et indépendantes, qui toutes traitent à leur manière du thème de la pièce manquante. Certaines occupent deux lignes, la plus longue près de 30 pages, toutes contribuent également à l'efficacité de l'ensemble. Tous les genres littéraires sont représentés : essais, nouvelles, chroniques, lettres, bribes de roman, journal. Deux pièces se répondent ou renvoient à une troisième que le lecteur découvre bien plus tard; des personnages disparaissent soudainement puis resurgissent aussi soudainement deux cents pages plus loin."

Dans une jolie mise en abyme, Bello parle là de Eloge de la pièce manquante, d'un certain Batterson, avec une présentation peu ou prou idéale pour son propre roman. La pièce manquante d'un puzzle, cauchemar de tous les amateurs! Batterson (alias Bello bien sûr) choisit les Bantamolés pour asseoir ses propos sur la théorie des puzzles,et cette tribu (fictive) ayant découvert le principe du puzzle fort longtemps avant John  Spilsbury est l'occasion pour Bello d'un joyeux délire ethnographique.

Inutile d'en dire plus, ceux qui connaissent et aiment Bello (et n'ont pas encore lu cet opus) se jetteront dessus, histoire d'admirer in fine la parfaite adéquation entre forme et fond, le jeu avec le lecteur et la subtilité au second degré de bien des passages.

"On ne peut qu'être satisfait par la légère baisse des dépenses du premier trimestre, même si celle-ci est due pour partie à une panne de la photocopieuse."

Il s'agissait pour moi d'une relecture, bien des années après, et comme j'avais pratiquement tout oublié, le plaisir fut entier!

J'ai oublié les billets qui en parlent, il doit y en avoir un bon paquet, citons Le bouquineur, lecture écriture (Yspaddaden) , forcément Papillon,

Lire sous la contrainte (encore!)

mercredi 23 novembre 2016

Hôtel Universal

Hôtel Universal
Simona Sora
Belfond, 2016
Traduit par Laure Hinckel


L'auteur est roumaine, née en 1967, et Hôtel Universal est son premier roman.

Je n'ai pas cherché à en savoir plus sur l'Hôtel Universal avant de terminer ma lecture (mais la traductrice l'a fait à ma place et sur place, voir en fin de billet), j'ai donc poussé la porte directement et suivi Maïa, juste après les événements de 1989, dans sa chambre avec balcon au dernier étage. Maïa, infirmière, étudiante, mystérieuse, dont il est parlé à la troisième personne. En 1989 l'hôtel a été récupéré pour devenir une résidence d'étudiants. Hôtel construit au milieu du 19ème siècle, un peu mieux qu'un caravansérail, nommée alors auberge Teodoraki. Hôtel devenu vétuste, poussiéreux, assez labyrinthique.

S'exprimant à la première personne, tout en confectionnant sa fameuse confiture de roses, Maria raconte la saga familiale à sa petite fille Maïa, alors jeunette. Vasile Capça en est la figure principale, commerçant, voyageur, confiseur, dont les lettres seront recopiées par Maïa.

Présenté comme cela, je suis bien consciente que ça a l'air désordonné et l'auteur n'hésite pas à passer d'une période à l'autre, d'un personnage à l'autre, retours en arrière, révélation du futur. Mais, et c'est là que ce premier roman est prodigieusement bien maîtrisé, avec fluidité et un poil de baroque et de magique qui emporte le lecteur. Pas question de descriptions et d'ordre là-dedans, l'histoire se dessine petit à petit. Parfois conte des mille et une nuits, parfois enquête policière, parfois soirées arrosées, beaucoup de saveurs et d'odeurs traversent le roman.

L'épilogue et ses première, deuxième et troisièmes nuits, fournit au lecteur de nouvelles pistes de lecture, des retournements de points de vue. J'adore être surprise.

La traductrice à la recherche de l'Hôtel Universal, de nos jours. Avec photos!

Lire le monde


lundi 21 novembre 2016

A la recherche d'Alice

Merci babelio pour l'image
A la recherche d'Alice
Sophie Bassignac
Denoël, 2009


Vous avez sans doute tous vécu une descente d'escalier dans l'obscurité, quand on tâte du pied pour savoir s'il reste une marche, et voilà, le pied demeure à plat, ah bon on est en bas. C'est un peu l'effet ressenti au cour de cette lecture un poil déstabilisante, menant là où on ne s'y attend pas trop. De bout en bout passionnant. (même si je saisis moins la pirouette finale, mais peu importe)

Comment ça, Alice a disparu? Peut-être pas réellement. Mais qui est-elle en fait, qui lui a envoyé une lettre anonyme, qui lui chuchote dans l'oreille au cinéma, qui lui donne des rendez-vous sans y venir, qui l'a blessée avec un gros bloc de glace? L'inspecteur Picasso mène l'enquête, séduit de plus en plus par cette jeune femme blonde, guide conférencière au Louvre, épouse du souvent absent Vincent et mère de Charles et d'Iris. Mais aussi fantasque et imprévisible.

Alice et sa soeur Clothilde se tiennent à l'écart depuis des années de leurs parents, histoire de se protéger; la mère meurt, l'enterrement est l'occasion de connaître cette famille.

Dit comme cela, cela paraît banal, mais mon bonheur est surtout venu des petites notations au détour d'un paragraphe
"C'était une femme qui, 'à la différence de certaines', ne regardait pas son linge sécher."
"Alice se dit alors que si toute son enfance avait été heureuse comme ces soirs là, elle aurait été condamnée à la mélancolie, car elle ne savait pas qu'on pouvait avoir été heureux et continuer à l'âtre justement parce qu'on l'avait été."

Une découverte que je dois à Cuné (si!)(merci!) et m'a permis de découvrir l'auteur.  Les avis de Cathulu,

Où ce challenge Lire sous la contrainte s'avère un redoutable descendeur de PAL...

vendredi 18 novembre 2016

L'autre Paris

L'autre Paris
Okänd Paris, 1954
Ivar Lo-Johanssson
L'élan, 2016
Traduction (et remarquable préface) de Philippe Bouquet


Un auteur suédois inconnu, revenant à Paris dans les années 50, après un séjour en France vingt-cinq ans plus tôt? (A l'époque il avait travaillé comme tailleur de pierre à Rouen, ses œuvres sont visibles sur la cathédrale, oui, Aifelle...)

Durant ce second séjour, il est accompagné de Tore Johnson, photographe hélas plus trop abordable, regrette le préfacier, donc seule la photo de couverture donne une petite idée du livre qu'on aurait pu avoir entre les mains. Mais Internet veille au grain et je vous invite à sauter sur ce lien (exposition récente au Nordiska Musset)

Revenons à l'auteur. Né en 1901, mort en 1990, il a écrit sur les Statare, ouvriers agricoles suédois au statut proche du servage (1948), la Vieillesse, les Tziganes. Des 'pavés dans la mare' dit justement le traducteur.

Et le livre? (80 pages, hélas trop peu, tiens)
"Si je suis revenu à Paris, c'est pour y observer de près le monde de la pauvreté: les mendiants, les prostituées, les vieux dans leurs asiles et les miséreux dans leurs refuges. Paris vient de fêter ses deux mille ans. Moi, je ne dispose que d'un recul de vingt-cinq ans. Mais je suis à l'âge où l'on demande à ses vieilles connaissances : comment ça va? Ceux qui sont vraiment jeunes ne se posent jamais une pareille question. Il est évident qu'ils vont parfaitement bien."

Finalement, voilà un parfait résumé du contenu de ce merveilleux petit livre : l'auteur (et son photographe) s'intéressent aux mendiants, aux chiffonniers, aux prostituées, aux vieux dans les asiles, aux immigrés (qu'on n'appelait pas ainsi d'ailleurs), aux bistrots, aux alcooliques, aux quartiers d'artistes, et aux Halles. Et un cimetière pour les animaux.
Tombe de Barry, chien sauveteur
Les forts des Halles
"Leur histoire est vieille de plus de huit cents ans, puisqu’elle remonte à 1140, et ils constituent donc le plus ancien syndicat du monde . Ils détenaient le privilège du transfert des cadavres des rois de France à la basilique de Saint-Denis.Ce sont eux qui ont effectué la première grève de l'histoire, à l'occasion de l'enterrement de Charles VII. Ils déposèrent leur fardeau en cours de route et refusèrent de le reprendre tant qu'on ne leur aurait pas accordé une augmentation. Satisfaction leur fut donnée. On peut aussi les créditerd'avoir sauvé une partie des collections du Louvre lors des inondations de 1910."


https://fr.wikipedia.org/wiki/Halles_de_Paris

Lo-Johansson pose sur eux,  les humbles, les travailleurs, les oubliés, un regard plein d'empathie. Ce Paris des années 50 a bien sûr disparu en partie, ce livre le fait revivre avec bonheur.
Et, tiens, ça me donne une furieuse envie de (re)lire Henri Calet, ceux qui connaissent me comprendront.

Une des photos de Tore Johnson
http://www.nordiskamuseet.se/sites/default/files/public/pressbilder/nma.0073537_0.jpg

Un grand merci à ginkgo éditeur

Dans lire le monde (la Suède)


mercredi 16 novembre 2016

Poulets grillés

Photo prise site Fnac, chez Albin Michel ça coince!
Poulets grillés
Sophie Hénaff
Albin Michel, 2015










Je l'ai attendu, ce bouquin! Toujours emprunté, puis mis de côté pour des lectures autour des polars, il a fini par revenir...

" - Tu crois que si le 36 avait été au 38, on l'aurait quand même appelé le 36? demanda Dax.
Evrard fit gentiment mine de réfléchir avant de répondre:
- Non."

Au 36 quai des orfèvres, pour se débarrasser (légalement) de certains éléments, on a créé une brigade, sous les ordres d'Anne Capestan, réunissant une fine équipe de divers bras cassés,  avec comme mission de se faire oublier! Pour les occuper, quelques cartons de dossiers poussiéreux et inintéressants, comme local, un appartement dont la décoration évoluera vers le cocon douillet.

Seulement, le lecteur s'en doute, ces flics ne vont pas tous se tourner les pouces, et il y aura de l'enquête et de la vase remuée! Dans une ambiance parfois finement barrée. Et on finit par s'attacher à la bande!

Bon rythme, personnages bien campés, humour, on en redemande, ça tombe bien, un tome 2 est paru (il me le faut!). Le 1 est déjà en poche.

De nombreux avis alléchants: Motspourmots, et babelio,

lundi 14 novembre 2016

Précis de médecine imaginaire

Précis de médecine imaginaire
Emmanuel Venet
Verdier, 2005



Marcher droit, tourner en rond, roman paru en août, m'a tellement enchantée que je poursuis avec l'auteur, avec cette fois de courts textes d'une ou deux pages, autobiographiques et médicaux, voire pianistiques ou psychiatriques, si j'ose dire, toujours bourrés d'ironie discrète et d'autodérision de bon aloi, et absolument gouleyants à savourer, à petites gorgées bien sûr.

Allez, je copie le texte intitulé Hypocondrie
"J'ai oublié comment le h de l'hypocondre s'est perdu dans la construction du néologisme, mais je reste confondu par ce qui se cache de souffrance morale sous nos plus basses côtes: la bile noire du mélancolique, le spleen sur lequel pèse à jamais un couvercle de nuages, l’excitation des dératés, et cette haute figure de la passion morbide que représente l'hypocondrie. On ne peut avoir plus d'un ami hypocondriaque sous peine de devenir fou soi-même. Pour moi ce fut Bernard Simeone, poète et traducteur, sans doute l'hypocondriaque le plus abouti que j'aie jamais rencontré. Il m'a passé des milliers de coups de téléphone à toutes les heures du jour ou de la nuit, pour m'entretenir de ses symptômes et de ses inquiétudes. Dès l'adolescence, il ne souffrait jamais de banals maux de tête mais toujours de tumeurs cérébrales. Comme il s'était documenté, il n'envisageait que des tumeurs à fort degré de malignité dans des localisations inaccessibles au chirurgien. Il a du rédiger son premier testament à l'âge de quinze ans, en écoutant du Ravel. Entre vingt et trente ans, après un bref passage en faculté de médecine, il se spécialisa dans la leucémie aiguë foudroyante, dont il avait trouvé des formes gratinées dans les traités de pathologie. Il appelait purpura fulminans un grain de beauté, se palpait les ganglions à longueur de journées, et se diagnostiquait à la moindre occasion une anémie maligne ou une aplasie médullaire. A la même époque il s'enticha de Rilke, dont la légende veut qu'il soit mort de ce mal après une piqûre de rosier. Rilke se savait atteint d'une modification mal connue des cellules du sang, mais sans doute son entourage supportait-il mal qu'il rende les armes pour une histoire de globules. Entre deux lymphomes, Bernard s'autorisait des méningites ou al tuberculose, mais ces escapades vers des maladies curables ne duraient pas. En outre, il passait tout son temps à écrire ou à lire dans son appartement, ce qui le tenait à l'écart des rosiers. A la trentaine, devenu moins romantique, il se focalisa sur la fonction digestive. C'est le triste sort de bien des hypocondries, commencées brillamment et finissant en eau de boudin. J'ai dû assurer des centaines de consultations téléphoniques pour des diarrhées bizarres, des flatulences inhabituelles ou d'inexplicables baisses d'appétit. Bernard était un érudit: après l'évocation de son intimité la plus triviale, on parlait de littérature ou de politique, et il guérissait pour une heure ou deux. Son médecin généraliste s'arrachait les cheveux.
Peu après quarante ans, Bernard s'est mis à présenter de vrais symptômes, qui l'ont guéri de son hypocondrie. Lui qui consultait pour un oui ou pour un non, il les a laissé évoluer plusieurs mois avant de donner l'alerte, sans doute par peur de déchiffrer les sinistres messages qu'ils lui adressaient: un cancer rarissime du duodénum, diagnostiqué trop tard et de toute manière peu guérissable. Bernard en est mort en moins de deux ans. Il nous a laissé, outre une oeuvre poétique inachevée, une énigme inscrite à même son corps: la maladie avait débuté sous les dernières côtes, au lieu même de son origine imaginaire."

Les avis de Cécile, charybde, claro,
Si mon billet ne vous convainc pas, allez lire ces avis...

vendredi 11 novembre 2016

L'affabulateur

L'affabulateur
Der Aufruhr um den Junker Ernst, 1926
Jakob Wassermann
la dernière goutte, 2010
Traduit par Dina Régnier Sikiric et Nathalie Eberhardt



Jacok Wassermann (1873-1934), à en croire wikipedia, n'a franchement pas connu une vie bien heureuse... J'en avais entendu parler grâce à L'affaire Maurizius. Ses romans, interdits, furent brûlés par les nazis. Grâce à Sandrine qui met à l'honneur ce mois-ci la maison d'édition La dernière goutte, un de ses romans sort de l'ombre, et il le mérite!

Au moyen de l'intéressante présentation de Stéphane Michaud j'apprends que le jésuite Friedrich von Spee (1591-1635) (qui rencontre le héros, le damoiseau Ernest )(Junker est traduit ainsi) est un personnage historique. Ce qui date les événements relatés dans ce roman.

Ernest, orphelin de père et délaissé par sa mère, une fantasque baronne, est le neveu de Philippe-Adolphe, évêque de Wurtzbourg, ayant droit de vie et de mort (surtout de mort) sur toute personne soupçonnée de sorcellerie (en fait, il suffit souvent d'un voisin jaloux et dénonciateur). Prison, aveux sous la torture, bûcher, voilà le programme pour qui tombe entre ses mains. Mais le véritable détenteur de la puissance, c'est son confesseur, le révérend père Gropp, jésuite de son état.

A l'adolescence, Ernest se révèle un magnifique conteur (L'affabulateur, c'est lui), sachant comme Shéhérazade maintenir le suspense quand il le faut, tenant sous son charme ses auditeurs. Libre dans ses déplacements, libre dans ses idées, influent sans doute sans le vouloir ou le revendiquer, électron libre, finalement.

L'Eglise et son bras armé va-t-elle laisser faire? Pas plus qu'en Allemagne dans les années 20-30, l'on accepte certaines prises de parole, Wassermann le sait bien.

Drôle de roman/fable, écrit dans une langue remarquable, et qui mérite d'être redécouvert. Avec un final à la 14 juillet.

mercredi 9 novembre 2016

Les cosmonautes ne font que passer

Les cosmonautes ne font que passer
Eliza Gueorguieva
Verticales, 2016



Sans les blogs, jamais je n'aurais accordé de vraie attention à ce roman, et je les en remercie! L'auteur est originaire de Bulgarie, née à Sofia en 1982, elle vit à Paris depuis quinze ans.

Un grand père 'vrai communiste', des parents peu favorables au régime du camarade Todor Jivkov, Constantza meilleure copine d'école (mais pas toujours), Joki un bâtard sympathique, voilà l'entourage de la jeune narratrice, dont le premier rêve est de devenir comme Iouri Gagarine. Rêve brisé, pour diverses raisons.
Chute du mur de Berlin, départ de Jivkov. Mais les lendemains ne sont pas forcément souriants et le quotidien deviendrait presque pire, à moins que les yeux de la désormais adolescente ne soient plus ouverts. Bandes mafieuses, pénuries, départ de Constantza, chômage du père. La narratrice fait sa fixette désormais sur Kurt Cobain. Elle a grandi, le placard difficilement accessible est devenu facilement accessible.

Voilà un livre qu'on ne lâche pas, au ton décontracté et malicieux, dévoilant sans appuyer les réalités des changements en Bulgarie et le passage de l'enfance à l'adolescence de l'héroïne dont on ne connaît pas le nom, tiens. Cela se savoure comme un bonbon acidulé, tout en souriant et parfois soupirant.

A découvrir!

Les avis de Pr. Platypus, clara, cuné,

Mais c'est dans Lire le monde! (Bulgarie)


lundi 7 novembre 2016

Adèle et moi

Adèle et moi
Julie Wolkenstein
Editions France Loisirs, 2014


Des avis plutôt positifs voire enthousiastes (Galéa), avaient circulé à une époque dans la blogosphère, alors pour 1 euro en bourse aux livres j'ai pu satisfaire ma curiosité. Dernièrement Enna l'a lu et s'est livrée à une véritable enquête (billet avec 'vraies' photos du coin!)
Autre avis chez Nicole.

De nos jours, la narratrice retrouve un document dans les papiers de son père récemment décédé, racontant pas mal de faits sur son arrière-grand mère Adèle, qui tout comme elle adorait séjourner sur la côte dans la Manche, à Saint-Pair.

L'on découvre alternativement cette auteur en train d'écrire son livre, en parlant à un certain Jules, son amoureux dont on ne saura pas grand chose en fait et une amie, Bénédicte, et l’histoire d'Adèle.
Il paraîtrait qu'un secret de famille existe (encôôôre un secret de famille, s'écrie la lectrice!), mais on le devine aisément et finalement on s'occupe plutôt d'Adèle, enfant puis femme, dans une famille bourgeoise entre 1870 et 1940, sans problèmes d'argent, passant son temps entre un appartement parisien, une maison en banlieue et justement une villa au bord de la mer.

Comme le dit l'auteur, "ma réaction à moi, en découvrant ce secret de polichinelle, c'est qu'il n'y a pas de quoi en faire un fromage". D'ailleurs personnellement je ne comprends pas pourquoi Adèle échappe à ses conséquences, et que ça 'tombe' sur une de ses filles...

600 pages qui se lisent très bien, un écriture assez particulière, avec parenthèses, incises et autres qui peuvent perdre un peu, mais (j'ai vérifié) les phrases ne sont pas bancales, alors autant se laisser porter tranquillement.

Pour moi c'est un roman idéal entre deux lectures plus fortes. Malheureusement j'ai l'impression de ne pas avoir tout compris, au sujet de la cousine Odette et de Jules, qu'est-ce qui est vrai, inventé, rêvé? Va savoir. En tout cas la dernière liste en fin de roman m'a paru en trop.

Encore un pour le challenge Lire sous la contrainte

vendredi 4 novembre 2016

Black Out / All Clear

Ces deux volumes forment l'ensemble intitulé Blitz. Que du bonheur, et en plus il y a plein de pages (même s'il y avait possibilité d'élaguer)!!!

Black Out
Connie Willis
Bragelonne, 2012
Traduit par Joëlle Wintrebert


Oxford, avril 2060. Pour étudier l'histoire, en plus des documents habituellement usités, existe le voyage dans le passé! Mais pas question de céder à n'importe quelle inspiration (se débarrasser de Hitler, aider Napoléon à Waterloo...), c'est impossible, et d'ailleurs les points d'arrivée sont choisis comme 'non divergents', à savoir ne risquant pas d'attirer l'attention des contemporains et éloignés de tout lieu risquant de voir basculer les événements. Dunkerque en 1940, par exemple. Or voilà que Mike Davis, désirant étudier les héros de Dunkerque -mais à Douvres- se retrouve en plein repli des armées à Dunkerque. Eileen, elle, se charge d'étudier le sort des enfants évacués à la campagne, et a fort à faire, coincée chez une aristocrate ne levant pas le petit doigt, surtout que les affreux Alf et Binnie entraînent les autres gamins dans des tours pendables. Ajoutons une quarantaine pour cause d'épidémie de rougeole, et la pauvre Eileen ne peut rentrer en 2060 à heure dite.
Polly, pour sa part, a choisi le Blitz, quand les bombes tombaient régulièrement sur Londres (7 septembre 1940 - 21 mai 1941)(des milliers de morts et de blessés, des évacués, des ruines). Vendeuse dans un grand magasin, elle partage le quotidien des londoniens.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Blitz
population réfugiée dans le métro pendant une alerte
Le temps passe, les trois héros s'aperçoivent que leur retour est impossible, auraient-ils changé le passé/le futur? Pourquoi ne vient-il pas d'équipe de récupération?

Me croirez-vous si je dis que les 643 pages se dévorent?
Le lecteur passe d'un protagoniste à l'autre, avec aussi des retours en 2060, et des passages en 1944 (les V1 comme si vous y étiez!) et 1945 (le 7 mai vécu dans la foule) et vit réellement le Blitz avec ces courageux londoniens.
Mike, Polly et Eileen ont un avantage, ils sont censés connaître les événements (et si possible éviter les bombes) mais qu'en sera-t'il s'ils demeurent coincés dans le passé? D'autant que Polly s'est rendue en 1945 pour une mission et qu'il lui sera impossible d'être deux fois au même moment...

Le découpage rend le roman palpitant, et Connie Willis a l'art de faire passer une multitude de détails sur cette période. On est réellement dans le brouillard, dans l'obscurité, dans la poussière. On est bousculé dans le métro bondé (et superbe idée de la troupe de théâtre). Sans oublier l'humour. (J'ai adoré les références à Agatha Christie.)


Alors forcément j'ai attaqué sur le champ le deuxième tome, All clear, et ses 700 misérables petites pages.


All clear
Connie Willis
Bregelonne, 2013
Traduction de Joëlle Wintrebert et Isabelle Crouzet

Mais qu'est-ce que c'est bien bidouillé! Suspense, découvertes jusqu'à la dernière minute, personnages attachants (nos 'historiens' et les anglais durant le Blitz)(et, incroyable! même Alf et Binnie, pourtant ce n'était pas gagné d'avance)
Raconter ce tome 2 reviendrait à divulgâcher. Je veux juste parler du prodigieux travail accompli par Connie Willis, car en sortant de cette lecture on a une belle vision de la seconde guerre mondiale version Angleterre. Le projet ultra est évoqué, de même que les efforts des différents services pour convaincre les Nazis que le débarquement de Normandie aura lieu à une autre date et un autre lieu.
Mais surtout, la vie quotidienne des Londoniens et leur courage invincible est mis en valeur.
"Le lendemain du jour où ils avaient vu la moitié de leur ville s'embraser sous leurs yeux, ils n'étaient pas restés assis à se lamenter.Ils avaient éteint les incendies qui couvaient encore, extrait les victimes des décombres, réparer les canalisations, les voies ferrées et les lignes téléphoniques. Et ils s'étaient présenté au travail même quand l'endroit où ils exerçaient leur métier avait été détruit, et ils en avaient
déblayé les débris. La vie continuait."
(29 décembre 1940)(passages à couper le souffle)

Les avis sur le tome 1 de blog o livre (des bémols, en gros trop d'historique pas assez de SF), zarline, noosfere, mes imaginaires,
Les avis sur le tome 2 de fractale/framboise, bifrost, blog o livre (des bémols argumentés), zarline,
Pour le tout : charybde, qui lui aussi comme moi s'est agacé des "quiproquos,  rendez-vous manqués et angoisses forcées"

All clear participe aussi au challenge Lire sous la contrainte!

mercredi 2 novembre 2016

Désorientale

Désorientale
Négar Djavadi
Liana Levi, 2016




Dans une salle d'attente d'un hôpital parisien, Kimia attend, c'est logique. Elle arrive au bout du parcours de la combattante en vue d'une insémination artificielle. C'est là que les souvenirs affluent, en désordre. Née en Iran, Kimia a fui le pays avec sa mère et ses soeurs, pour rejoindre Darius Sadr, le père et époux déjà exilé à Paris. S'opposer au Shah puis à Khomeiny, c'est tomber de Charybde en Scylla.

Elle évoque ses oncles, ses grands parents, jusqu'à l'ancêtre aux multiples épouses dans le nord du pays. Les grands événements historiques en Iran au 20ème siècle, et puis leurs répercussions dans la vie d'une famille aisée. Puis l'exil, l'EVENEMENT annoncé dès le début mais dévoilé vers la fin.

On pourrait penser à un n-ième roman sur le même sujet, mais l'auteur sait embarquer le lecteur par sa prose vivante proche parfois du conte quand elle évoque le passé plus lointain, par sa maîtrise de la narration passant d'une époque à l'autre et l'évocation d'une famille fourmillante et de son mode de vie.

Kimia est un personnage pouvant paraître assez froid, mais sa lucidité et un certain humour  font qu'on ne lâche pas cette histoire, même si, et c'est mon cas, l'on connaît déjà ces événements survenus en Iran.

Quelques courtes notes explicatives, mais pas pénibles à lire, par exemple
"Pour faire une analogie vous permettant de visualiser d'emblée l'ambiance générale, je dirais que Mehr ressemblait à une sorte de Wisteria Lane de Desperate Housewiwes, les meurtres en moins, mais, dans la dernière saison, la Révolution en plus."

"Voilà le drame de l'exil. Les choses comme les êtres existent, mais il faut faire semblant de vivre comme s'ils étaient morts.*
*Pardonne-moi, lecteur, si tu as l'impression d'avoir déjà lu cette phrase, mais je ne peux pas m'empêcher de l'écrire."

Les avis de mimi, gambadou, culturelle,