Un auteur très très particulier à lire, suscitant abandon ou enthousiasme, j'ignore d'ailleurs s'il y a un milieu.
Ton visage demain (I)
Fièvre et lance
Javier Marias
Gallimard, 2004
Traduction de Jean-Marie Saint-Lu
"Wheeler se rapprochait peu à peu du terme de sa digression, pensai-je. En fait, il savait toujours où il en était, et ce qui chez lui semblait hasardeux ou involontaire, conséquence de la distraction, de l'âge ou d'une perception un peu confuse du temps, de ses tendances à divaguer et à discourir, était généralement calculé, mesuré et assujetti, et faisait partie de ses manœuvres et de ses parcours tracés et prévus."
Tout comme Wheeler, Javier Marias digresse en retombant toujours sur ses pattes, entraînant le lecteur dans un flot de mots et de phrases contre lequel le malheureux - ou heureux - ferait mieux de ne pas lutter, se laissant bercer par le rythme ou étonner par les paysage qui défile... Je suis d'accord, nous sommes là dans la pure catégorie 'ça passe ou ça casse' et maints lecteurs ont par le passé quitté l'embarcation et regagné la rive. L'ombre de Proust rode dans les parages.
Peter Wheeler apparaît comme un professeur d'Oxford, mais le narrateur, l'espagnol Jaime/Jacobo/Jacques Deza, déjà rencontré dans l'étudiant d'Oxford, séparé de son épouse Luisa et travaillant à la BBC, découvre qu'il a passé du temps en Espagne durant la guerre civile puis aurait servi son pays dans le renseignement.
Wheeler a senti chez Deza une capacité d'observer et d'interpréter les gestes, les paroles d'autres personnes, par intuition ou expérience, on ne sait pas trop. Cette capacité le fera embaucher par le non moins mystérieux Mr Tupra, qui le chargera de traductions, d'observation de conversations ou de videos. Charge à lui de détecter si telle épouse a trompé son mari, si tel étranger se risquerait à fomenter un coup d'état, si tel individu serait capable de tuer et dans quelles conditions, etc.
Par ailleurs Deza évoque la guerre civile espagnole (avant sa naissance) et comment sa famille a subi arrestation, procès, deuil. J'ai beaucoup aimé apprendre comment son père a vraiment laissé derrière lui ce douloureux passé de trahison à son égard.
A propos de digressions qui peuvent prendre deux pages ou des dizaines de pages (et sont passionnantes), la plus longue concerne les affiches durant la seconde guerre mondiale, enjoignant à la population de se méfier des oreilles épiant leurs conversation (reproduction de ces affiches, dans le roman)
http://www.nationalarchives.gov.uk/theartofwar/prop/home_front/INF3_0229.htm |
Un avis sur Babelio, et sur Lecture écriture
A la fin du roman, on frappe à la porte du narrateur, et il ouvre "pour qu'elle entre de nuit chez moi, et monte me parler." J'ai deviné qui est cette visiteuse, mais là il faut bien le tome II, non?
Ton visage demain (II)
Danse et rêve
Javier Marias
Gallimard, 2007
Traduction de Jean-Marie Saint-Lu
L'entrevue entre visiteuse et Reda ne formera pas un gros morceau du deuxième roman, qui consistera principalement à raconter une soirée en boîte, avec Tupra (alias Reresby pour l'occasion), les Manoia, couple italien en 'affaires' avec Reresby, et le narrateur, en tant que traducteur épisodique. Reda invite poliment à danser Mme Manoia, mais se la voit souffler (sans regrets) par l’inénarrable De la Garza (déjà rencontré dans le premier volume). Malotru, imbécile, celui-ci permet à Marias de nous donner des pages délicieuses et hilarantes, jusqu'au moment où cela se gâte pour De la Garza, qui subit un tabassage en règle.
A la fin du roman, la soirée n'est pas terminée, et moi dans le désespoir car il me faut absolument le tome 3!
Il faut dire que cette histoire tourne de plus en plus en roman d'espionnage, qu'on ignore qui sont les commanditaires du groupe pour lequel travaille Reda. Je rappelle qu'on le paye "pour faire des paris sur le comportement futur des personnes et sur leurs probabilités", le narrateur possédant selon les autres "ce don spécial (...) pour capter les traits caractéristiques et même essentiels de tes amis et connaissances, souvent inaperçus, ignorés d'eux-mêmes."
Après avoir conduit son héros à fouiller les toilettes femmes de la boîte (un grand moment!), Javier Marias va passer au noir de noir dans une scène de dix minutes maximum qu'il va étirer sur des pages, grâce à de savantes digressions. L'on reparlera de la tache de sang du premier tome, puis l'on passera à une conversation téléphonique ayant lieu deux jours plus tard (mais c'est logique, comme quand on laisse ses pensées vagabonder), et ensuite le père du narrateur reviendra raconter des anecdotes terribles de la guerre civile espagnole.
Une façon de jouer avec le lecteur que je trouve épatante et géniale, avec ces leitmotivs traversant les romans (morceaux de poèmes, chansons, citations, paroles remémorées, réflexions) et ces histoires revenant en mémoire (par exemple le bottox)(bizarre ces deux t, faute d'orthographe? le mot est en italique dans le texte). Du grand art de la construction.
Un avis sur Babelio, et sur Lecture écriture
Ton visage demain
Poison et ombre et adieu
Javier Marias
Gallimard, 2010
Traduction de Jean-Marie Saint-Lu
Pour le tome 3 un avis sur Babelio (toujours le même lecteur). Hélas je n'ai pas mis la main sur un exemplaire, en librairie il faudrait commander... Quant à l'existence d'un poche... Mais rien ne presse.
Electra, je remets le logo Coup de coeur (absolument mérité)
Edit du 1er juin 2017
Ton visage demain III
Poison et ombre et adieu
Javier Marias
Gallimard, 2010
Traduit par Jean-Marie Saint-Lu
Oui, j'ai lu les plus de 600 pages du tome III sur lequel j'ai enfin mis la main. Le narrateur passe la soirée chez Tupra, son supérieur hiérarchique dans cette mystérieuse organisation, pour y visionner des vidéos plutôt pénibles qui inoculeront peut-être un poison en lui. Tout cela finalement en rapport avec ce que sa visiteuse de la fin du tome I venait lui demander, et o na alors aussi le récit de cette longue soirée et nuit.
Puis il va passer deux semaines de vacances en Espagne, pour voir ses enfants et, espère-t-il, Luisa son épouse dont il est séparé. Il devra régler un problème et sans doute découvrir une facette de lui-même qu'il ignorait.
De retour en Angleterre, un événement le poussera à donner sa démission et quitter le pays, non sans avoir eu une longue conversation avec Wheeler.
Ce n'est pas la peine de revenir sur le brillant de la narration (les pages 432 et suivantes ont un côté proustien très net, par exemple) avec des épisodes à couper le souffle, des digressions, des retours, etc. je n'insiste pas et ne ferai pas de billet séparé, les fans de l'auteur sauront le trouver.